Discours prononcé le 17 décembre 2024 à l’Académie nationale de médecine,
et extrait lu de histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir.


 Mesdames et messieurs les académiciennes et les académiciens,
Mesdames et messieurs les chercheuses et les chercheurs en science,

Merci de me faire une place dans cette salle solennelle, non loin du buste de Marie Sklodowska Curie, nouvellement installée ici, cette année même, sous la présidence de Mme Catherine Barthélémy, première femme à occuper ce poste, dans cette académie.
Bonjour Madame Barthélémy!
Bonjour, Madame Curie!

Comme vous le savez sans doute, dans le pays d’où je viens, nous avons un peu moins l’habitude que vous des solennités, et quant aux ors, nous les mettons plus volontiers dans des coffres forts que dans des salles d’apparats et sur des costumes académiques, j’ai bien entendu nommé la Suisse.

Lorsque le professeur Jacques Belghiti m’a téléphoné au mois de juin, après avoir pris contact avec les éditions Zoé, une maison indépendante et réputée, basée à Genève et bien distribuée dans le monde francophone, je lui ai dit que ce prix littéraire que le jury de l’Académie nationale de médecine avait décidé de donner, à l’unanimité, à histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, me faisait un très grand plaisir.
J’ai ajouté que je n’étais pas une personne blasée.

En effet, je ne le suis pas; et je suis admirative des travaux qui ont été présentés et récompensés ce matin. Je suis heureuse de me retrouver au milieu de vous toutes et vous tous, alors que je ne suis ni une scientifique ni un médecin, mais bel et bien un écrivain. Un écrivain qu’on peut sans hésiter qualifier à l’aide d’un adjectif tombé en déshérence –l’adjectif humaniste– à savoir qui s’intéresse avec passion et persévérance à la littérature, aux langues, à tous les arts, à la science, à toutes les sciences, à l’économie, à la politique, bref qui s’intéresse avant tout à ce qui fait de nous des êtres humains et non pas des machines.

Quelques mots à propos de histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir.


Dans un petit immeuble locatif, au troisième étage, un palier sans intérêt relie deux portes d’appartement. Dans l’un de ces logements vit un homme très affairé, dans l’autre une femme très occupée aussi, mais plutôt attentive aux choses et aux êtres.
Peu à peu, cet homme et cette femme vont faire connaissance. En réalité, rien ne les lie fondamentalement. Ils sont très différents l’un de l’autre. À aucun moment leur relation ne va s’orienter en direction de ce que l’on pourrait appeler un sentiment amoureux ou un sentiment de détestation.

C’est sur cette corde raide que se déploie toute cette histoire, racontée par la femme.

L’homme tombe malade, mais il a une confiance absolue dans les capacités de la médecine contemporaine.

Les personnages sont ordinaires, la situation ressemble à ce que chacun d’entre nous connaissons pratiquement chaque jour de notre vie; l’écriture est sobre, ne va jamais chercher les émotions. Pourtant, mesdames et messieurs, au bout du compte, et cela m’échappe à moi aussi, qui suis l’auteure de ce texte, pourtant nombre de lectrices et de lecteurs sont saisis par ces pages, entraînés dans cet univers si ordinaire en apparence, et nombre d’entre eux m’ont écrit ou dit à quel point cette histoire –sans H majuscule– restait dans leur tête.

Il y a beaucoup de choses que j’aimerais vous dire à propos de la littérature et de la médecine qui ont, ensemble, une conversation longue de plusieurs siècles, chose que l’on oublie à notre époque, à force d’estimer que la médecine est désormais une science dure, ce que la littérature ne risque pas d’être.


Je vous propose simplement aujourd’hui de remettre en question cette affirmation de science dure et de soi-disant séparation définitive entre médecine et littérature. Je vous invite à lire beaucoup, même si, comme tout le monde, vous n’en avez plus le temps. Je vous invite à lire beaucoup de littérature, comme un acte de résistance qui, loin de vous éloigner de votre science et de vos recherches respectives, vous ramènera au contraire au cœur de ce qui fait de nous des êtres humains, qui plus est en relation les uns avec les autres.
Au cœur de nos larmes, de nos rires, de nos vertiges, des mots que nous cherchons et souvent ne trouvons pas, pour tenter de dire l’épaisseur et la profondeur de ce que nous vivons.

© catherine lovey, décembre 2024


Permettez-moi de vous lire un extrait de histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, début du chapitre 11, p. 40

         11. L’homme qui ne voulait pas mourir n’était pas sentimental. Sa peine à décrire non pas ce qu’il vivait, mais ce que provoquait en lui ce qu’il était en train de vivre, était absolue. Il s’en tenait aux faits. Et ceux-ci semblaient lui offrir un abri suffisant. Il avait eu tel traitement. Ce traitement avait provoqué tels effets. Les docteurs avaient dit que dans ce cas, il fallait entreprendre ceci. Ou cela. Quand il apparaissait que telle méthode dernier cri ne donnait pas les résultats escomptés, les médecins en avaient une autre à lui proposer. Et une autre encore au cas où. Le fait que je voyais, juste en le regardant, ce que n’importe quel oncologue aurait pu prendre la peine de remarquer, à savoir qu’il allait mal et de plus en plus mal, ne comptait pas. La médecine possède son rythme propre. Et des critères d’appréciation qui lui sont propres aussi. Elle va vite en général et bizarrement, très lentement lorsqu’il s’agit de bien vouloir noter que pour tel individu, tel traitement a échoué. Quand il n’a pas aggravé la situation.

            Mon voisin était intarissable sur la médecine elle-même, sa brillance, le talent des jeunes spécialistes qui l’avaient pris en charge, leur manière absolument confiante d’aller de l’avant, de ne se laisser impressionner par aucun obstacle. On aurait dit en l’écoutant qu’au cœur de ses descriptions, il n’y avait personne. En tout cas pas des êtres vivants qui seraient des malades, et à coup sûr pas le malade qu’il était lui-même devenu. Sans doute parce qu’il ne se considérait pas ainsi. Il était l’homme qu’il avait toujours été. Avec un emploi du temps serré, des dossiers et des relations professionnelles qui n’attendaient pas. Un accident était survenu qui avait pour nom maladie grave. Une sorte de désagrément. Temporaire. C’est pourquoi il avait dû s’engager dans un parcours, aux côtés de docteurs qui sont aussi des chercheurs ambitieux ; ensemble, ils avançaient sans s’attarder dans la vaste plaine qui relie un processus de vie à un processus de mort. Le mot vie était employé.

Le mot mort aussi. Mon voisin et ses médecins utilisaient ces deux mots sans complexe. Avec un aplomb digne du siècle dans lequel nous étions. Toutefois, ce qui pouvait survenir entre ces deux mots était exclusivement appréhendé par eux en termes d’avancées, de nouveautés, de molécules et de méthodes expérimentales prêtes à l’emploi.

            En l’écoutant au cours de nos promenades, je m’étais dit qu’il était le malade idéal. Celui dont rêve tout médecin qui entend se tenir à la pointe de son domaine et faire carrière. Un patient ne s’épargnant pas davantage dans la maladie que dans la vie. Loin de son corps. De ses sensations. Des mots pour se décrire en plein vertige. Une mécanique imperturbable, sur laquelle la recherche médicale pouvait compter. […]