Est-ce que vous aimez participer à des manifestations, telle Le Livre sur les quais à Morges? Parce que pour nous autres, le public, c’est juste génial, on peut mettre des visages sur des livres, parler avec les auteurs, en découvrir de nouveaux. Et puis c’est si beau, cet endroit!

[Question adressée par Dominique S., Lausanne]

 

Chère Dominique,

Je me souviens avoir été invitée avec Un roman russe et drôle à la toute première édition du Livre sur les quais à Morges, celle qui essuie les plâtres et manifeste un fort esprit de pionnier. J’étais de retour avec Monsieur et Madame Rivaz pour cette édition 2016, qui était la septième. Entre deux, je m’y suis rendue, à une ou deux reprises, en tant que simple quidam, bien qu’à mon avis, je ne puisse pas davantage qu’un musicien, un peintre ou un comédien, assister à une manifestation culturelle liée à mon art en y montrant des yeux aussi doux, pour ne pas dire «chiméniens», que ceux du public.

À chaque fois, et j’en témoigne volontiers, la météo s’était tellement mise sur son trente et un qu’on aurait pu croire qu’une nouvelle couche de bleu avait été passée sur le lac, que les bateaux dévolus aux croisières livresques arrivaient de Monaco, et non pas de la CGN, et que les géraniums avaient suivi une cure ayurvédique. Tout était si parfait que rien ne ressemblait à notre monde cruel, mais plutôt au décor un brin exagéré d’un film romantique. En forme de pompon sur ce bonnet, il y avait à chaque fois une foule impressionnante et de bonne humeur, des salles combles ou presque, des nuées de bénévoles souriants et serviables, des livres comme s’il en pleuvait, et des auteurs également, dont un certain nombre avaient même déjà été vus pas mal de fois à la télé!

Difficile, vous en conviendrez, chère Dominique, de faire la fine bouche, ce que je m’apprête pourtant à faire, autant vous prévenir.
Ma tâche est d’autant plus difficile que plusieurs données de cette équation sont aussi incontestables que celles qui aboutissent à «E égale mc carré».
Je vais tranquillement aligner ces faits purs et durs ici, en regardant les choses non pas du point de vue du public, mais de celles et ceux qui ont leur nom, quelque part, sur la couverture d’un livre publié.
      – Mieux vaut une manifestation qui mette les livres au centre, plutôt que pas de manifestation, ou alors l’une de ces innombrables qui vend avant toute chose de la bière et de la distraction sans queue ni tête.
      – Mieux vaut avoir ses livres sur une table, exposés à des regards potentiels, plutôt que dans un carton ou coincés en exemplaires uniques dans un rayon de librairie. Et mieux vaut aussi que sa petite personne puisse participer, en tant qu’auteur, à un débat ou une rencontre, si possible intéressants, plutôt que de rester collée tout le temps à sa table de signature.
      – Mieux vaut que la manifestation se tienne dans un cadre idyllique et une atmosphère conviviale, même s’il devait pleuvoir, plutôt que dans un quelconque endroit moche et arrangé avec des bouts de ficelle.
      – Mieux vaut aussi, à priori, qu’il y ait dans le programme un certain nombre de têtes réputées pour leur travail intellectuel, plutôt que juste de parfaits inconnus dont tout le monde se fiche. Ceci afin que les gens daignent se déplacer et qu’au bout du compte, une chose en entraînant subtilement une autre, l’esprit de curiosité, voire de découverte, s’insinue ici et là.
      – Mieux vaut que les modérateurs chargés de présenter les ouvrages sélectionnés et leurs auteurs soient encore capables de lire, puis de poser des questions relatives aux textes, voire à l’écriture, plutôt que de demander à l’invité si c’est vrai qu’il a quitté Candice B., comme semblent l’indiquer des photos récemment parues dans Gala.  

Le livre sur les Quais répondant officiellement en tous points à ces impératifs, que demande le peuple?
Eh bien rien, justement! Le peuple est ravi! Il l’est au point qu’il s’est mis à défiler en masse à Morges. Il s’est aussi mis à se ruer en masse vers telle salle de rencontre, tel bateau, telle table de signatures, parce que des micros aussi assourdissants qu’enthousiastes lui rappellent à point nommé que telles et telles vedettes ne vont pas tarder à arriver. Comme un bon peuple, il achète ensuite ces livres qui ne l’ont pourtant pas attendu pour devenir des bestsellers, au rang desquels on ne trouve pas que de super histoires super bien écrites, mais aussi quantité de conseils pour aller mieux, cuisiner mieux, s’habiller mieux, réussir mieux et sans doute maigrir un peu.

Tout ceci contribue au plein succès de la manifestation, ce qui ne serait rien si, d’année en année, ce succès ne se montrait pas sous un jour exponentiel, avec des chiffres qui le prouvent: hausse de la fréquentation du public, du nombre d’auteurs invités, du nombre de nouvelles animations, d’ateliers inédits, de bouquins vendus, de glaces léchées, de filets de perches avalés, de visages contents, de rayons de soleil. Bref, de quoi prouver aux sponsors qu’ils ne jettent pas leur argent par la fenêtre, et qu’ils feraient bien d’en donner davantage, afin d’obtenir encore plus de succès, encore plus de public, encore plus de ventes, à la grande satisfaction de tout le monde, y compris des éditeurs et des auteurs qui –et ce n’est un secret pour personne– iraient jusqu’à ramper afin de pouvoir participer à la fête.

Ce qui est formidable également, c’est que les médias, qui ne sont par nature pas du tout insensibles à la culture, couvrent de plus en plus cette incontournable manifestation dévolue aux choses de l’esprit. Grâce à leur attention, le public qui se sera déplacé sur les quais, tout comme celui qui sera resté chez lui, aura la confirmation que c’est bel et bien à Morges que les choses se passent, avec toutes ces vedettes du livre qu’on voit à l’image, souriantes, abordables, sympathiques, et qui prennent le temps de dédicacer des piles entières pour des gens bien de chez nous, qui font magnifiquement la queue.

Se pourrait-il, chère Dominique, qu’un tel décor soit doté d’un envers?
Hélas, je le crains.
Mais vous savez à quel point certains écrivains ont l’esprit chagrin, à force de chercher des lecteurs là ils où pourraient se contenter d’une foule!
Entre vous et moi, c’est quand même triste, pas vrai?
Et entre vous et moi encore, vous aurez noté ces deux mots malheureux qui viennent de m’échapper: écrivain et lecteur.
Je suis tout de même contente d’être parvenue à les glisser quelque part, et ma foi, tant pis si c’est tout à la fin de ce texte.
Merci pour votre question. Je vous souhaite de très belles lectures et aussi de pouvoir participer à des rencontres littéraires.
Ah zut! encore un adjectif qui vient de me glisser des doigts…

 

Une suggestion de lecture:

Le bruit du temps, de Ossip Mandelstam >
Il y a là un regard qui part de soi, sans jamais s’y attarder ni s’y complaire, pour aller prendre le pouls du monde. Rien n’échappe à ce regard puissant, pas même la pluie et tant de petites choses qui contribuent à charger le ciel russe du début du XXème siècle. Bientôt, ce sera l’enfer, et ni Mandelstam, ni d’autres poètes n’y échapperont. Il n’est pas fréquent de trouver, en français, un Mandelstam prosateur, raison pour laquelle ce livre est précieux. La première traduction de ces tableaux qui font revivre tant de formes et de couleurs disparues, et qui est jugée mauvaise par les connaisseurs, avait néanmoins été publiée sous un titre qui parle tout seul: La rage littéraire.

© catherine lovey, le 23 décembre 2016

C'était...