Avec tout ce qui se passe en Russie, et la menace qu’elle représente de nouveau, nous nous demandons comment vous pouvez être en admiration devant ce pays. Cela se sent déjà dans votre Roman russe et drôle et aussi dans ce que vous dites parfois lors d'interviews. Vos goûts sont étranges, non?

[question adressée par Francesca C. et Matteo A., région de Milan]

 

Cari Francesca e Matteo,

Vous n’y allez pas de main morte! J’ignore si cette expression existe aussi en italien, vous me le direz, en tout cas, votre question est du genre frontale…
Je vous en remercie malgré tout.

Et si j’ai un souci, c’est bien celui d’avoir à vous répondre dans le cadre très court d’une Question qui tue, sachant qu’il me faudrait presque un roman pour y parvenir, oui, un nouveau roman russe! Toutefois, faire bref et tâcher d’aller droit au but font partie des défis que je me suis lancé pour cette série de chroniques.
Alors davaïtié! (allons-y!) comme on dit dans la langue de Tchekhov, Gogol, Grossman et Cie!

Je ne suis pas en admiration devant la Russie, permettez-moi de vous le dire, et encore moins devant son gouvernement. Je ne suis d’ailleurs en admiration devant aucun pays au monde, pas même celui où je suis née et ai la chance de vivre.

En revanche, j’éprouve envers certains pays, tout comme vous sans doute, un intérêt plus grand qu’envers d’autres. Pourquoi? À cause des circonstances de la vie, études, voyages et rencontres qui souvent tiennent du hasard. C’est le cas de la Russie, intrinsèquement liée à mon enfance. Alors même qu’aucune histoire familiale ne me relie à ce pays, voilà que nombre de livres dans lesquels j’ai pu me plonger, très jeune, ont été écrits par des écrivains russes. C’est bizarre, mais c’est ainsi. Vous dire qu’à partir de ces lectures, je me suis fait toute une histoire de cette Russie, c’est vous dire la vérité. Et vous savez à quel point les images que nous construisons dans notre tête enfantine nous accompagnent parfois une vie durant…

Alors oui, j’éprouve envers des cultures autres que la mienne des intérêts variables en intensité. Grands pour l’Irlande, beaucoup plus que pour le Portugal, ce qui est injustifié, tant il est vrai que tous les pays sont intéressants, lorsque l’on considère leur histoire politique, économique, culturelle et leur langue. L’Italie me passionne, ce qui n’est hélas pas le cas de l’Autriche. Je manque d’ailleurs défaillir à chaque fois que j’entends parler italien, par exemple tout à coup dans un train bondé, tellement cette langue charrie avec elle des sonorités ensoleillées et un rythme entraînant.

À ce stade, il me faut pourtant reconnaître que ce que j’éprouve envers la Russie dépasse en puissance ce qui peut me lier à d’autres contrées. La faute à la littérature? Sans doute. Mais pas seulement. À force de me rendre dans ce pays, de m’y sentir à la fois attirée et rejetée, à force de m’y perdre et d’en être plus fascinée que découragée, à force aussi de me frotter à son impossible langue, j’ai fini par comprendre une chose importante: la Russie me constitue, au moins autant que le pays et la culture dont je suis issue, et qui sont si différents d'elle, pour ne pas dire exactement contraires à elle. L’image qui m’est venue à l’esprit, il n’y a pas si longtemps, alors que j’avais pu retourner en Sibérie, c’est celle de la pièce de monnaie: elle possède deux faces; ce ne sont pas les mêmes; elle sont aussi importantes l’une que l’autre pour l’identité de cette pièce.

Je dirais donc que la Russie m’offre un espace mental qui me permet d’être plus complète. D’être une pièce entière, plutôt qu’une seule face. Sans doute est-ce d’abord lié à la caractéristique purement physique – géographique – de ce pays: un espace littéralement infini. Voilà un sentiment qu’une Européenne de l’Ouest, à fortiori une Helvète, ne peut pas connaître. L’éprouver, je veux dire éprouver vraiment le sentiment d’un espace voué à vous échapper pour toujours, revient à se «perdre» et à se «compléter».
Paradoxal? En apparence, j’en suis convaincue.
À travers l’espace, d’autres dimensions sont en jeu: le rapport au temps, pour commencer, aux distances, à l’ordonnancement des journées. Le rapport à la nature, également, au futur, à l’incertitude, à la météo, à la fatalité. À une langue vraiment autre. Ce sont ce genre d'expériences sur le terrain qui font qu’au bout du compte, votre regard devient plus ou moins ample, plus ou moins tolérant à l'incertitude, et même à la complexité.

Quand je suis en Russie, je me branche sur d’autres fréquences.
Je n’aurais jamais eu conscience de l’existence de ce large spectre de fréquences à l’intérieur de moi, si la Russie ne m’avait pas forcée à les utiliser. J’imagine que cela aurait pu se passer en Chine, au Brésil ou ailleurs. Sans compter qu’il existe sans doute d’autres moyens qu’un pays, d’autres espaces mentaux, qui permettent d’ouvrir les perspectives et de regarder les choses depuis différents points de vue. Pour moi, c’est un espace physique qui s’appelle la Russie.
Et je suis désormais assez avancée en âge pour savoir que ce sera toujours elle.

Vous aurez compris, je l’espère, chers Francesca et Matteo, que tout ceci n’a rien à voir avec l’approbation d’une politique gouvernementale ou stratégique. Au contraire, l’attitude politique russe actuelle me désespère. Son pathétique besoin de puissance, son abominable propagande, qui parvient à ramollir tant de cerveaux complaisants – aussi et surtout chez nous – et son aplomb funeste lorsqu’elle décrète que tout est blanc, là où les choses sont ostensiblement grises, quand elles ne sont pas noires. Pourtant, cette chanson, nous la connaissons. Elle a déjà été serinée durant plus de sept décennies, avec le succès que l’on sait…
La pâleur et la lâcheté européennes me désespèrent tout autant. L’incapacité, notamment face à la Russie, à se tenir dans la pratique à quelques principes fondamentaux pourtant affirmés haut et fort. Et à apporter ainsi un soutien véritable à des citoyens russes – des jeunes en particulier – qui aspirent pour leur pays à la démocratie. Et souhaitent par voie de conséquence un autre développement que celui du seul budget de l’armement, et d’une «foi» orthodoxe instrumentalisée par L’État.

Nous aurions beaucoup à gagner à identifier nos différences, à les comprendre vraiment, et à les combiner pour définir des projets qui pourraient être communs. Or, nous en sommes plus éloignés que jamais, pas même trente ans après la Chute du Mur de Berlin, cet événement qui aurait dû nous réunir enfin.
Qui l’eût cru?

Si vous avez lu Un roman russe et drôle, vous aurez senti que l’essentiel du livre concerne l’espace mental dont j’ai parlé plus haut. Quant au plan géopolitique, il est également abordé, avec un optimisme qui ressemble à un affreux pessimisme. Pourtant, ce texte paru en janvier 2010, je l’ai bel et bien écrit durant les années où l’essentiel paraissait encore possible…

 

Une suggestion de lecture:

Russie 2015: Appréhender sereinement les différences>
Russie 2013: Un été russe et drôle >
Une fois n’est pas coutume, je me permets de mettre en lien des chroniques russes dont je suis l’auteure. Si vous prenez le temps de les lire, il ne vous échappera pas que l’un de mes critères d’approche vise les différences. Non pour les juger, les déplorer ou les rejeter, mais bien pour mesurer tout ce que nous gagnerions, d'un côté comme de l'autre, à les prendre en compte. Ces textes contemporains essaient également de saisir les changements affectant le mode de vie et l’esprit russes, provoqués par l’irruption du capitalisme et son adaptation aux mœurs locales…  

© catherine lovey, le 11 novembre 2016

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