Est-ce que vous aussi, vous rêvez d’avoir le Prix Nobel de littérature?

[Question adressée par Carine M., région de Neuchâtel]

 

Chère Carine,

Êtes-vous une voyante?
Je n’en serais guère surprise!
En tout cas, votre question, qui a l’air d’être déplacée et de manquer sa cible, ne la rate pas du tout!
Oui, je vous l’avoue, s’il existe un prix que j’aimerais bien recevoir un jour, c’est le Nobel de littérature. En principe, après un tel aveu, il serait recommandé que je m’écrase de honte, pas vrai? Et aussi que je m’écrase tout court…
Mais pas du tout.
Qui suis-je pour nourrir une telle prétention? Juste un écrivain dans son coin, c’est exact, sur une planète qui fourmille d’animaux de ce genre, et dont beaucoup sont d’un autre calibre que votre soussignée, n’en doutons pas.
C’est néanmoins à ce stade de la réflexion que je me sens capable d’écrire une phrase telle que:
Et puis alors?
Le Nobel de littérature est-il fait pour les chiens?

L’an dernier, très exactement le 8 octobre 2015, journée assez ensoleillée sous ma latitude, j’ai pleuré. Oui, j’ai pleuré en apprenant que le Nobel de littérature venait d’être attribué à l’écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch.  
Figurez-vous que cette matinée-là, depuis deux bonnes heures avant que je n’apprenne cette nouvelle, j’étais par hasard –vraiment – occupée à revoir une interview que j’avais accordée en français, quelques mois auparavant, à propos de mon approche de la littérature russe contemporaine. Je passais donc en revue sa traduction en russe, parce qu’on m’avait avertie que ce texte allait être publié bientôt. Or, j’avais choisi justement d’orienter l’essentiel de mes propos sur l’œuvre d’Alexievitch, dont j’avais dit pourquoi, à mon humble avis, elle était essentielle, et pourquoi elle restera, même si une majorité des Russes –et des lecteurs et lectrices de chez nous– ne la lisait pas.

Alors les larmes, voyez-vous Carine, c’étaient celles de la reconnaissance, quand on apprend que quelque chose d’important vient de se passer. Et que ce quelque chose va donner une énorme visibilité au travail d’une petite bonne femme (comme on dit) qui, pendant des décennies, sans que personne ne lui demande rien, s’en est allée battre des campagnes pour se mettre à l’écoute des moins-que-rien. Avant de consacrer toute son énergie à trouver une forme littéraire capable de porter ces voix qu’on préférerait ne pas entendre.

Dès lors, le Nobel pour le Nobel, non merci.
En revanche, le Nobel comme une paire d’ailes, susceptibles de doter une œuvre pour l’emmener vers beaucoup plus de lecteurs, et surtout sur la durée, quel écrivain digne de ce nom n’en rêverait pas?
La réalité de ce rêve est pourtant triviale: un seul prix par année, alors que des milliers d’écrivains sont assez grands, mûrs, voire moribonds, pour le recevoir.
Sans compter qu'il peut échoir à un musicien tel que Bob Dylan...
Un énorme gain à la loterie à numéros paraît donc plus probable.

Puisque vous êtes une voyante, chère Carine, vous savez donc non seulement que mon sens des réalités est aiguisé, mais aussi que je n’ai jamais écrit une ligne, ni n’en écrirai jamais, qui soient à visées bassement terrestres, dût le prix le Nobel faire partie de telles bassesses.
En revanche, ce que vous ne savez pas et que je me fais une joie de vous apprendre, c’est que si les astres s’emmêlent au point de récompenser pareillement un jour mon travail littéraire, eh bien je vous inviterai à m’accompagner à Stockholm, une ville dont j’ignore tout, et où je crains d’ores et déjà de me perdre.

 

Une suggestion de lecture:

Le discours de Svetlana Alexievitch lors de la réception de son prix.
L’écrivain le dit d’emblée, elle n’est pas seule à la tribune, mais entourée de voix. Comment a-t-elle travaillé durant tant d’années, et pour courir après quels rêves? Eh bien le plus grand d’entre eux: la transformation du monde en un paradis sur terre, et qui est devenu un cauchemar dont nous sommes loin d’être sortis. Telle une cueilleuse de champignons vénéneux dans une gigantesque forêt ravagée, Alexievitch suit des traces et n’oublie jamais que derrière tant de ruines, il y a avant tout des femmes et des hommes qui ont aimé, cru, chanté, travaillé et affreusement souffert. 

© catherine lovey, le 14 octobre 2016

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