Texte lu à l’occasion de la remise du Prix Dentan, le 11 juin 2024, au Cercle littéraire de Lausanne
© catherine lovey
Il faut tout un monde pour qu’un livre de littérature, porteur d’une voix singulière, non seulement existe, mais puisse vivre et se frayer un chemin sur des routes encombrées, et souvent très banalisées.
Oui, il faut tout un monde, et ce monde est de plus en plus fragile, en équilibre instable, menacé.
C’est pourquoi, ce soir, je tiens d’abord à dire MERCI.
À vous, Thomas Hunkeler, car après tout, c’est vous qui avez eu le plus de travail, n’est-ce pas? je vous remercie pour vos mots précis, souvent drôles, votre citation du livre d’Oliver Sachs, The man who mistook his wife for a hat, qui me va droit au cœur, pour votre regard attentif, et à travers vous, je dis merci à chacune et à chacun, au sein du Jury du prix Dentan.
Pour tout vous dire, je suis heureuse de recevoir un prix littéraire qui distingue un texte s’imposant par sa force d’écriture.
Donc, il faut tout un monde pour que la littérature vive,
et c’est pour cette raison qu’à chacune et chacun d’entre vous, je dis aussi merci.
Éditrices, maisons d’édition, camarades écrivains, critiques littéraires, journalistes, libraires, institutions culturelles publiques et privées, bibliothèques, clubs de lecture et en particulier Cercle littéraire de Lausanne, traducteur-traductrice, enseignant·es de langues et de littérature, et j’en oublie,
Et à vous aussi, qui êtes si importants, chères lectrices, chers lecteurs, chères amies, chers amis, vous qui savez faire fonctionner cet instrument imparable, jamais démodé, qui ne requiert ni batterie, ni mise à jour et qu’on appelle le bouche à oreille!
Merci pour votre présence.
Merci aux membres de ma famille, présents ce soir, cela me touche beaucoup,
et à celles et ceux qui m’ont adressé des messages. Qui sont occupés ailleurs, car figurez-vous qu’il y a un nombre incroyable d’autres événements culturels en ce 11 juin, sans compter les corrections des copies de maturité et d’examens de fin d’année scolaire… et les refroidissements de dernière minute, provoqués par cette météo extravagante.
Qu’est-ce que la littérature, et à quoi peut-elle bien servir ?
Rassurez-vous!
Je tiens seulement à laisser s’échapper cette question – qu’est-ce que la littérature et à quoi elle peut bien servir? – afin qu’elle se glisse dans cette salle, s’entortille autour de nous, et anime un peu nos visages.
Et je vais éclairer cette question, très simplement, à l’aide de trois images.
Première image
Un homme se réveille, se lève de son tatami, l’aube est encore sombre, il enfile des salopettes, puis il prend quelques pièces de monnaie, les clefs de sa voiture, et il part au travail. Cet homme nettoie des lavabos, des pissoirs, des toilettes dans la ville de Tokyo. Il met tout son soin dans son travail. À midi, il mange un sandwich, sur un banc, dans un parc. Il observe la lumière, les arbres, il sort un petit appareil photo vieillot de sa poche, il photographie un arbre, tous les jours le même arbre. Sinon, cet homme lit. Il lit des livres en papier. Il les achète d’occasion, dans une échoppe, pour quelques sous. Sinon encore, cet homme écoute de la musique, sur des cassettes. Nombre de ces chansons sont celles qui ont permis aux gens de ma génération, et à moi aussi, de danser et de traverser des nuits en se sentant libres et fous, qu’est-ce que c’était bien!
Le film dont je vous parle s’intitule Perfect Days. Il est signé Wim Wenders, et il était mal parti pour devenir ce qu’à mon humble avis il est, une œuvre tout à fait hors de l’ordinaire, car c’était un film de commande pour montrer à quel point les toilettes de Tokyo sont sophistiquées et propres.
Il ne se passe rien dans cette histoire, juste la vie d’un homme sans intérêt, qui regarde la lumière, les arbres, les êtres et sa propre existence d’une manière non-ordinaire.
J’ai vu ce film en février, quelques jours après la sortie de histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir et je n’aurais pas pu rêver d’un plus beau signe, adressé par un individu qui, lui aussi, crée des mondes possibles, refuse de se soumettre à l’effarante morbidité de notre époque.
Je vous dis la fin, et vous promets que ça ne «spoile» rien du tout: notre «héros» est en train de conduire, il écoute la chanson de Nina Simone, Feeling good, une chanson qui parle de la vie «qui va comme elle va», et où il y a notamment cette phrase, sleep in peace when day is done, that’s what I mean, dormir tranquillement, une fois que la journée est derrière, c’est ça que je veux dire.
Deuxième image
Une cordée, en montagne. J’utilise souvent cette métaphore parce qu’on ne comprend pas quand je dis que j’écris avec d’autres écrivains, avec celles et ceux qui ont écrit avant moi.
Un texte littéraire c’est du temps long, très-très long. Dans un monde qui a perdu absolument toute notion du temps long.
Venant de la montagne, j’ai donc pour habitude de constituer une cordée avec des écrivains que je choisis avec soin et qui sont différents, d’un livre à l’autre.
Tout de suite, on imagine que ma cordée va s’attaquer à je ne sais quel Himalaya, va s’agripper à des pentes glacées, vertigineuses, où même les crampons n’accrochent plus. Et en effet, écrire de la littérature, c’est aussi affronter des pentes de ce genre.
Mais c’est d’abord et surtout traverser d’immenses replats inintéressants, dont on ne voit pas le bout, c’est de la marche avant tout, pas de l’alpinisme épatant.
Alors, vous imaginez bien que dans la cordée, il faut mettre des hommes et des femmes très résistants. Résistants? Oui, c’est le bon adjectif. Je ne parle pas que de résistance physique, qui est certes très importante, avoir le souffle long, la concentration profonde, je parle de résistance-tout-court, de capacité à faire vibrer ce qui fait de nous des individus complexes, contradictoire, à la fois si forts et si désespérés, dans un monde sensible. Et non pas des robots consentants, de plus en plus guidés par des algorithmes, dans un marché constitué de clics et de chiffres de vente.
Pour ce livre-ci, avec ma cordée, on devait passer un col affolant qui s’appelle la Mort d’Ivan Ilitch. C’est un texte littéraire écrit par Léon Tolstoï, il y a 160 ans!
Donc, il me fallait de sacrés bons compagnons d’aventure, et vous savez déjà que cette fois-ci, il y avait Sándor Márai. Je vous recommande cet écrivain hongrois – exilé – et ce n’est pas parce qu’il s’est suicidé en 1989 qu’il ne répond pas présent!
Je ne vous parle pas des autres par manque de temps.
Mais j’aimerais juste dire qu’il y en a un, et c’est assez incroyable, qui n’est jamais dans mes cordées, il refuse fermement d’y prendre place, mais il me retrouve tout le temps, à n’importe quel point du parcours et quelle que soit l’épaisseur du brouillard.
Il s’appelle Anton Pavlovitch Tchekhov. C’est un Russe. Un Russe pas en forme du tout, malingre, toussotant, phtisique, avec des lunettes sans monture. Ce n’est pas un montagnard, juste un médecin de formation, tendance dandy.
Il a souvent un sourire narquois quand j’arrive au sommet d’une pente rebelle, il me tend la main et par pure provocation il me dit, allez, faisons quelques pas, dansez avec moi s’il vous plaît, un peu de tcha tcha tcha, je lui réponds Anton, vous savez bien que ce n’est pas le moment, vous le savez mieux que personne, mais il insiste, il veut danser pile au moment où personne n’aurait une idée pareille, alors je dis d’accord, juste deux pas ou trois, mais voilà qu’il se met à tousser, à chercher son souffle, à blêmir, ceci pour vous donner une idée de la manière dont les choses peuvent se passer avec ce membre fantôme de mes cordées d’écriture.
Troisième et dernière image
C’est une femme. Avec sa petite fille encore nourrisson et son mari, elle a fui la Hongrie envahie en 1956. Elle est arrivée en Suisse, ne parlant pas un mot de français. Aussitôt, elle a été mise à sa place, dans le nulle part réservé aux réfugiés en général, et aux femmes – réfugiées ou non – en particulier, dont on n’attend rien, si ce n’est qu’elles se taisent et fassent tout ce qu’il y a à faire. Elle s’appelle Agota Kristof, elle est écrivain, elle a quitté ce monde en 2011, elle n’était pas franchement sympathique, comme on dit, elle a écrit des textes très durs, comme c’est étonnant, n’est-ce pas? Et j’aimerais rappeler le début de son seul texte autobiographique que les éditions Zoé ont publié en 2004, un texte intitulé L’analphabète.
Je lis. C’est comme une maladie.
Donc voilà. C’est ça, le début: je lis, un point. C’est comme une maladie, un point.
Lorsque j’ai lu ces deux phrases, il y a vingtaine d’années, j’ai vécu un profond effet de miroir.
Avec respect, j’ai pensé: chapeau bas, Agota, vous l’avez écrit, merci!
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Dans cette salle, ce soir, il y a une autre femme qui a perdu son pays.
Elle s’appelle Chadia Atassi. Son pays, c’est la Syrie, l’un des berceaux les plus importants de notre civilisation. La Syrie été poussée en enfer par une guerre effroyable, dont les ondes de choc ne cessent plus de tuer, de détruire, de favoriser une guerre après l’autre, d’accumuler un crime après l’autre, contre les humains, contre la nature, contre la démocratie.
Un projet parti d’Allemagne en 2015, qui s’appelle Weiterschreiben, Écrire, encore, nous a mises en contact, Chadia Atassi et moi. C’est un projet qui encourage la formation de tandems professionnels entre des écrivains réfugiés, exilés et des écrivains des pays occidentaux.
Lorsqu’une amie chère, Marina Skalova, poète et traductrice, m’avait contactée, j’avais tout de suite été intéressée mais avais beaucoup hésité. Pas le temps, voyez-vous, pas assez de temps. Et puis j’avais réfléchi, et j’avais dit ok, mais je veux travailler avec une femme, parce que je sais ce que cela signifie. Non pas l’exil forcé et l’exil hors de sa langue. Mais le fait d’être une femme qui écrit de la littérature, qui veut en écrire et qui a – aussi – une famille. Qui a cette chance extraordinaire d’avoir une famille, et qui a aussi cette responsabilité tout à fait extraordinaire d’en porter le poids, tous les jours, dans ce que cette expression implique et exige de plus concret, et souvent de plus trivial.
Avec Chadia, nous n’avons rien en commun, ni le contexte culturel, ni la personnalité, pas même une langue commune solide – je regrette d’ailleurs tous les jours de ne pas parler arabe – et malgré cela, avec l’aide de Raphaëlle Lacord et de Markus Baumann qui sont dans cette salle, et d’autres personnes qui n’y sont pas, nous nous sommes mises au travail.
Et puis, au début de l’automne dernier nous avons bondi hors du cadre prévu par Weiterschreiben, et nous avons décidé, Chadia Atassi et moi, d’écrire un livre ensemble. Nous sommes en plein travail.
J’aimerais, en avant-première, lire un extrait de ce livre pour vous en donner le goût.
Hélas, pas un extrait de Chadia, car ils ne sont pas encore traduits de l’arabe classique à un niveau capable de porter son écriture. DeepL, voyez-vous, c’est bien, ça fait beaucoup de progrès, mais ça demeure très loin d’une langue littéraire.
Je vous lis donc un extrait, dont je suis l’auteur.
Comme dans l’extrait du reportage littéraire en Russie que je vous avais lu, ici même, en février dernier, il s’agit dans ce travail en cours d’une langue littéraire, dans un cadre de non-fiction. Le je (j.e) utilisé est le mien propre, assumé comme tel. C’est donc moi qui parle. Pas comme dans histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir et d’autres textes littéraires, où il s’agit d’un je de fiction. Cette différence est de moins en moins comprise aujourd’hui. Elle n’en demeure pas moins très importante.
Je ne donne pas à lire ici l’extrait lu en avant-première le 11 juin 2024 car il s’agit d’un travail en cours. Chadia Atassi et moi-même ferons en sorte que notre livre commun, basé sur un concept original, soit publié durant l’automne 2025.