Discours que j’ai adressé lors de la cérémonie de remise du Prix Alice Rivaz 2024 à histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, le 22 novembre 2024 au Cercle littéraire de Lausanne.



Bonsoir à chacune et à chacun, merci de votre présence ce soir.

Mesdames et Messieurs, je crains que certains d’entre vous ne soient en train de penser que j’ai lancé une OPA, une offre publique d’achat, sur ce cher et respectable Cercle Littéraire de Lausanne en cette année 2024. Et ceci afin de me donner l’occasion, on ne peut plus autocentrée, de m’y montrer et de vous y tenir des discours. Je m’y retrouve en effet pour la troisième fois en quelques mois, invitée d’abord par Jacques Poget en février, afin de présenter histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, qui venait de paraître aux éditions Zoé, puis au mois de juin, pour recevoir le Prix de littérature Michel-Dentan, qui m’a fait un très grand plaisir, et rebelote en ce vendredi de novembre, pour le Prix Alice Rivaz, qui m’honore infiniment, et dont j’ai l’intention de porter avec fermeté et délicatesse le nom et les couleurs.

Or, je n’ai pas acheté ces locaux pourtant si élégants, n’en ai ni l’intention ni le premier centime, et je n’en ai pas non plus le caractère, étant habituée à me tenir plutôt en marge – question d’indépendance, il faut croire –et à ne pas recevoir de prix –est-ce une conséquence ? je l’ignore…– sauf depuis cette année 2024!

Je vous avoue donc ce soir que j’apprécie de recevoir des prix, je me sens reconnaissante, et assume tout à fait de le dire. J’en profite pour vous signaler le Prix du livre de Lausanne, entièrement décidé par le public, où qu’il habite en Suisse et dans le monde. Il vous suffit d’aller sur le site, de découvrir les 5 livres sélectionnés, mieux encore, de les acheter en numérique ou en librairie, et de voter, sans forcément attendre le 31 décembre.

J’apprécie donc de recevoir des prix littéraires et, phénomène beaucoup plus rare chez les écrivains, il ne me déplaît pas de préparer des discours de remerciements. Discours qui, certes, ont, tendance à emprunter quelques chemins de traverse…

Pourquoi une inclination aussi suspecte ? Je vais vous donner quelques indices.

Je suis en effet en train de prendre conscience d’avoir été, en quelque sorte, un ChatGPT avant l’heure.
Vous connaissez ce puissant algorithme de conversation, sorti il y a tout juste deux ans, à la fin du mois de novembre 2022, et qui a commencé à nous faire comprendre, à nous autres candides humains, de quel bois peut se chauffer l’intelligence artificielle dite générative.
Qui ne l’a pas déjà utilisé pour lui faire écrire une lettre, un rapport, un travail de synthèse, un email délicat, un dossier de candidature? En lui donnant juste quelques mots d’instruction, genre écris une lettre à telle entreprise et explique-lui bien pourquoi je suis le meilleur candidat possible méritant un salaire haussé de 30%. 
ChatGPT c’est donc ce truc magique qui, en quelques clics, vous sort de l’ornière, dans n’importe quelle langue, de surcroît avec une orthographe et une syntaxe correctes, en voie d’amélioration incessante.


Eh bien, j’ai été moi-même, dès ma plus tendre enfance (quoi que je ne dirais pas que mon enfance fut tendre) un ChatGPT involontaire, à une époque où l’idée même d’une telle machine n’existait dans aucune tête.

Voici comment les choses se passaient dans ma famille:

– Catherine, l’oncle Bernard se marie dans quatre jours, il faut que tu écrives le discours.
–  Mais pourquoi moi ? Je sais pas quoi écrire, je le connais à peine l’oncle Bernard.
– Tu écris ce discours un point c’est tout. Essaie pas de faire croire que c’est difficile quand on a, comme toi, la tête fourrée dans des livres et des cahiers.
– Bien sûr que c’est difficile! Horriblement difficile! Qu’est-ce que tu veux que je raconte, j’ai pas d’idées, et puis c’est pas moi le papa de l’oncle Bernard, ou bien? Tu peux m’expliquer pourquoi c’est jamais celui qui prononce le discours qui l’écrit, hein? Et puis je déteste les mariages, je comprends pas pourquoi les gens se marient, c’est affreux le mariage, tu verras comme ils vont être malheureux ensemble, Bernard et Sabine, en plus, Sabine, elle va perdre son nom de famille, et elle a l’air contente par-dessus le marché, mais comment on peut accepter une chose pareille –ne plus s’appeler comme on s’appelait– et sourire… dans une robe blanche…
– T’arrêtes maintenant! Dire des choses pareilles contre le mariage, on aura tout vu! C’est un péché! Tu verras comme Monsieur le vicaire va te gronder. Et tu me feras le plaisir de mettre la jupe plissée bleue pour cette fête, et les jolies chaussures.
– Ah non. Pas ça! Une jupe, non. Je mettrai mes pantalons gris avec mes Clarks de tous les jours.
– Manquerait plus que tu mettes ces horreurs de pantalons gris à un mariage!  Écris ce discours, maintenant! Grand-père veut pouvoir le lire une ou deux fois avant de le dire. Faut aussi que tu écrives quelques mots pour Serge, tu sais bien, c’est le meilleur copain de l’oncle Bernard ; il veut prendre la parole à la fête, mais il sait pas quoi dire.
– Bon. D’accord. Très bien. J’écris ces deux discours. Mais alors toi, tu m’obliges pas à mettre la jupe plissée bleue et les chaussures vernies. Sinon, j’écris rien, tu entends? Pas un seul mot!

nota bene : la plupart des prénoms ont été modifiés.

Ayant commencé tôt, avant l’âge de dix ans, ma carrière de nègre littéraire –oui, c’est le bon mot, bien que malheureux– nègre surexploitée et jamais payée, je ne suis pas peu fière de compter à mon actif des centaines de discours –aujourd’hui disparus– de lettres et de cartes –qui auront sans doute fini à la poubelle– dont les sujets ont évolué au fur et à mesure que je grandissais, puisque j’ai également écrit à tour de bras, et toujours pour autrui, des déclarations d’amour, demeurées toutefois moins nombreuses que les lettres de rupture, que j’ai écrites aussi, et même des courriers anonymes visant à extorquer des fonds et à proférer des menaces d’enlèvement, hélas pas contre des banques, plutôt dans le cadre de ma très grande famille valaisanne, mais cela est une autre histoire.

Le plus instructif ayant été pour moi le fait d’observer, comme une bonne à tout faire qu’on laisse volontiers dans l’ombre, les larmes d’émotion qui souvent s’emparaient du public, après que des mots que j’avais entièrement choisis étaient lus par des personnes, le plus souvent des hommes, qui n’avaient pas de complexe à laisser entendre qu’ils les avaient écrits eux-mêmes.

Tout ceci pour attirer l’attention de votre digne assistance sur le fait que s’évertuer à penser que l’écriture relève d’un talent inné n’est peut-être pas une croyance suffisante. Il est un facteur qu’il conviendrait de ne pas négliger: celui d’un entraînement intensif, au moins aussi exigeant que celui d’un sportif de haut vol, qui plus est dans un environnement peu enclin à porter aux nues les choses de l’esprit, et encore moins la chose littéraire…

Bien chère Alice Rivaz,
n’allez pas croire que je ne vous ai pas repérée, là-bas, dans la rangée de droite, discrète sur votre chaise, vos cheveux ramassés en un chignon de bon aloi, votre beau front dégagé, vos yeux taillés comme des amandes de Palestine, votre visage d’une classe folle, votre chemisier bien repassé, et cette jaquette assez épaisse que vous avez glissée sur vos épaules, vous avez raison, la mauvaise saison a vraiment commencé.

Je vois que vous souriez, et je pense que vous avez raison de sourire, vous qui êtes à la fois une fine mouche et une très grande spécialiste des abeilles.

Vous m’en avez appris des choses, Alice, depuis que je vous lis!
J’ai notamment appris que pour pouvoir travailler efficacement et empêcher que leur travail ne soit détruit, les abeilles éjectent les mâles des ruches. Elles n’ont de surcroît aucune intention de gaspiller de la nourriture pour des congénères qui se gardent de mettre la main à la pâte.
Figurez-vous que je n’ai jamais rien su de cette pratique, alors même que pendant des années, avec mon grand-papa, nous nous sommes occupés d’abeilles. Nous enfilions juste un filet de protection sur notre tête, nos bras et mains demeuraient nues, nous vaporisions de la fumée sur nos nombreuses ruches, afin de déboussoler et disperser un peu les abeilles, et nous faisions tout ce qu’il y avait à faire, jusqu’à ce que les cadres de cire soient remplis de miel ; puis nous retirions ces cadres des ruches et les placions dans une drôle de machine centrifugeuse. Au bout du compte, nous remplissions nos bocaux d’un miel doré et granuleux, et tout sentait tellement bon dans cette salle que nous appelions « la remise arrière », qui contenait aussi des cageots de pommes, de poires, de pruneaux, de mirabelles, dont nous ne faisions pas que des confitures, mais aussi… de l’alcool fort, distillé dans un mystérieux appareil qui s’appelait alambic. Chuuut, disait-on à l’enfant curieuse, chuut, ça, tu ne dois le dire à personne!  

Je crains, chère Alice Rivaz, que la gourmandise m’ait beaucoup aveuglée. Certes, je m’inquiétais de savoir si, en réalité, nous n’étions pas en train de voler toute la nourriture des abeilles, qui plus est peu avant l’arrivée de l’hiver des montagnes. Mais mon grand-papa me disait que la nature était ainsi faite, que les abeilles étaient contentes de travailler pour nous, et que nous leur donnions en remplacement ce bon sirop qu’elles aimaient tant. Je n’y ai vu que du feu. Je n’avais pas remarqué non plus que seules les femelles travaillaient dans les ruches. Mon grand-papa, un homme tout à fait admirable et que j’aimais beaucoup, n’a jamais profité de ces occasions pour me donner une leçon de choses. Sans doute ignorait-il, lui aussi, ces brutales réalités sexuelles et cette inégalité du travail dans le monde des abeilles, ou peut-être les trouvait-il parfaitement normales.
Je n’en sais rien.
 
C’est ainsi, chère Alice Rivaz, que j’ai grandi, tout comme vous, dans la confiance et l’ignorance. Lorsque ma confiance était mise à mal par des faits que je pouvais observer avec mes propres yeux, je posais des questions. Mais il n’y avait aucun écho à ces questions ; elles s’en allaient frapper des murs et me revenaient à la figure.
Vous voyez de quoi je parle, Alice, n’est-ce pas?
C’est pourquoi, en ces temps si tragiques, et le ciel sait à quel point les temps furent tragiques aussi à votre époque, mon espoir réside dans le fait que nombre de questions que vous avez posées, que je n’ai cessé de me poser, notamment à propos du sort des abeilles, ne finissent plus dans des murs. Elles trouvent aujourd’hui, au contraire, des échos qui n’ont jamais été aussi puissants. Des échos souvent suivis d’actions fortes. Dans le même temps, et nous le voyons tous les jours, ces actions se font de plus en plus tabasser, à coup de poings partout sur le visage, le corps, l’esprit.
Vous dites, Alice?
Cela ne vous étonne pas?
Moi non plus.

Ah! Il ne faut pas que j’oublie de vous le raconter.
L’autre jour, dans une librairie à Vevey, au comptoir, un ado est arrivé, un de ceux qui vous dominent d’une bonne tête, casque sur les oreilles, voix encore éraillée. Il venait chercher, a-t-il dit au libraire, son exemplaire des livres commandés pour la classe du professeur X. Le libraire lui a tendu votre histoire d’abeilles, votre Paix des ruches. 
Oh! me suis-je exclamée, vous allez lire Alice Rivaz, vous allez voir comme c’est bien! Le garçon m’a regardée, un peu étonné, puis il a regardé la couverture du livre et il a dit: ah oui, c’est vrai, c’est écrit par cette dame… euh… c’est notre prof qui…

J’aurais tant aimé, chère Alice Rivaz, avoir des profs qui… moi aussi!

Votre écriture m’a manqué. Beaucoup. Elle m’aurait fait me sentir moins seule, et tant d’autres personnes aussi, j’en suis persuadée. Pas seulement à cause de ces histoires d’apiculture, loin de là. Car vous êtes aussi une toute grande spécialiste des vents  contraires, Madame Rivaz. Une spécialiste des hivers sibériens, et des printemps, des étés et des automnes qui, pour tant d’êtres sur cette terre, ont cette funeste tendance à demeurer adverses eux aussi.

Vous les avez affrontés avec vaillance, en choisissant l’arme la plus ridicule en apparence, celle des vies et des lettres minuscules.
Je vous en suis reconnaissante. Je souris avec vous, parce que votre écriture se fraie un chemin de plus en plus solide, incontournable, en raison de sa force, de son énergie vive, et aussi parce que dans cette salle, des personnes y travaillent depuis au moins deux décennies, dans le cadre de l’Association qu’elles ont créée et qui porte votre nom.
Grâce leur soit rendue,
et que vivent les histoires en minuscule!

© catherine lovey, novembre 2024