Monsieur et Madame Rivaz en tournée de promotion
DÉCOUVREZ leurs aventures!
LE SYNDROME DE LA BARRIèRE éLECTRIFIéE
© catherine lovey, avril 2016
Quel accueil agréable, chaud, fleuri même, à la libraire Payot de Vevey, en ce samedi 16 avril ! Pourtant, le ciel en personne s’était levé du mauvais pied ce matin-là. Pluie, grisaille, fraîcheur, bref, le genre d’atmosphère qui vous ralentit avant même que vous ne mettiez le nez dehors, quand elle ne vous en dissuade pas tout court.
C’est un peu pile ou face, dans une telle situation, en terme de probabilités… Le public va-t-il venir à la librairie, grâce à la pluie qui l’empêchera de lézarder au bord du lac, ou ne s’y risquera-t-il pas, happé par ces tâches d’intérieur sans cesse reportées, comme trier la paperasse et faire un peu d’ordre dans le cheni ?
Quoi qu’il en soit, en ce jour où, à quelques petits kilomètres, on inaugure mondialement un musée qui, d’ores et déjà, promet des retombées sonnantes et trébuchantes sur la région – brave vieux Charlot, va ! – Hermine Rivaz ne regrette pas de s’être glissée sous son parapluie vert. Un bouquet de fleurs printanier, poétique en diable, l’attend sur la table de signatures. Comme c’est beau ! Son mari Juste admire aussi. Il y est d’autant plus sensible qu’il se serait volontiers attardé auprès des étals du célèbre marché, à quelques mètres à peine, sur lesquels fruits, légumes et fleurs ont l’air tout juste sortis du jardin, et les vendeurs également.
Grues hystériques
Je vais profiter de ce récit pour y glisser un constat grandiloquent : bien qu’étant loin d’avoir tout vu du monde, mais ayant eu la chance de pouvoir en apprécier quelques morceaux non négligeables, j’ai l’impression qu’il est difficile de trouver une autre région où se concentrent à la fois tant d’élégance et de diversité, entre montagnes, lac, vignes et palmiers, tous contenus dans un mouchoir de poche qui plus est. Charlie Chaplin ne s’y est d’ailleurs lui-même pas trompé (on laissera exceptionnellement ici les raisons fiscales de côté…). Et s’il fallait formuler un souhait, ce serait que les choses ne soient pas gâchées davantage qu’elles ne l’ont déjà été, sous le coup des délires des décennies précédentes, tous habilement camouflés par le mot « développement ». Car s’il est vrai que nos vies, pas plus que nos lieux de vie, n’ont intérêt à faire du surplace, il n’y a aucune raison d’en conclure que le seul mouvement possible vers l’avant soit celui des grues hystériques et des appareils servant à tondre le ruminant touristique.
Que nenni non point
Mais il est temps d’en revenir à la librairie de la rue des Deux-Marchés qui nous semble heureusement à l’abri des spéculations, en tout cas aussi longtemps que ce bâtiment abritera des livres… Un climat chaleureux y règne, car c’est ainsi que se présentent tous les membres de l’équipe emmenée depuis dix ans par Jean-Marc Bouqui, un natif de la région.
Hermine et Juste Rivaz ont même droit à un coup de cœur qui leur ressemble, plaqué sur la jaquette de leur livre, et rédigé en ces termes par Olga Nicolerat : « Puissions-nous tous avoir des Monsieur et Madame Rivaz dans nos vies ».
Que pourrait-il nous arriver de pire ? Eh bien rien, justement. Des amis passent, qui avaient été prévenus, Laurence, Anne-Lise, Yumiko, Jean-Claude, Philippe, Susan, et même Josée, qui n’avait pas été avertie, ne vit pas à Vevey, mais qui, ayant des choses à y faire, s’est trouvée détournée de son droit chemin grâce à l’affiche disposée par Payot à l’extérieur. Dans le tas, il y a même un lecteur inconnu, le premier à s’être approché de la table, un dénommé Bruno, passionné par l’histoire, néanmoins intéressé par la fiction, et qui a été téléguidé par une personne en revanche bien connue de nos services…
Pour le reste, en termes de nouveaux lecteurs « conquis », que nenni non point.
Un phénomène étrange semble à l’œuvre autour de ma table de signatures. Sans que je ne puisse en déterminer la source exacte, il apparaît que des décharges électriques sont projetées à chaque fois que des gens passent près de moi, obligeant ces malheureux à détourner la tête et à s’éloigner au plus vite de la zone dangereuse. Ceux qui aiment à randonner à travers les pâturages reconnaîtront sans doute ce phénomène. Les petits veaux ont beau avoir l’air mignons, et les vaches affables, de l’autre côté des piquets, les tic tic tic qui courent le long des fils comme un mauvais génie dissuadent en général de trop s’approcher des bêtes. Assise derrière mes livres, et bien que n’ayant pas l’air aussi bucolique qu’un bovidé, je le crains, je me fais tout de même un peu l’impression d’attendre derrière une invisible clôture électrifiée.
Le fait est que dans notre pays – et n’est-il pas réputé pour cette raison précise – on vous fichera une paix royale, qui que vous soyez, quoi que vous ayez fait, et même si vous avez écrit un livre. Ce livre, on ne le regardera pas non plus, par souci de discrétion of course. À moins que vous ne soyez connu, évidemment, disons très-très connu, et que vous apparteniez dès lors corps et âme à vos fans qui n’hésiteront pas, comme partout ailleurs dans le monde, à se mettre à la queue leu leu pour quémander un autographe.
Jusqu’à l’absurdité
Ce phénomène, nul libraire ne l’ignore. C’est dire si certains d’entre eux prennent des risques, en persistant à inviter des auteurs, et parfois même des écrivains, qui se trouvent aussi proches du star system qu’un chat pourrait l’être du stakhanovisme au travail.
L’avantage d’un tel climat de retenue, c’est qu’il vous laisse le temps de discuter, et même d’essayer d’en analyser le pourquoi du comment.
Alors pourquoi ? Eh bien parce que, semble-t-il.
Et comment ? Jusqu’à l’absurdité, ça c’est certain.
Jean-Marc Bourqui raconte qu’ayant invité un auteur pour une signature, il voit entrer dans la librairie une fidèle cliente qui se trouve précisément aimer beaucoup les textes de ce monsieur-là. Les choses ne sont-elles pas merveilleusement bien faites en ce bas monde ? Occupé à servir d’autres clients, le libraire ne prête pas attention à la suite, persuadé que la dame va forcément quérir une dédicace. Revoyant cette lectrice quelques jours plus tard, il s’enquiert :
– Alors, vous êtes contente, vous avez pu rencontrer cet écrivain et discuter un peu avec lui ?
– Non, répond sobrement la dame.
– Mais comment donc, vous ne lui avez pas demandé une dédicace ?
– Non, je n’ai pas osé le déranger, voyez.
Faut-il en rire ? En pleurer ? Je n’en sais trop rien.
En revanche, c’est décidé : la prochaine fois, je préparerai une pancarte et la mettrai en évidence.
Il y sera écrit : « Dérangez-moi ! »
En attendant, j’ai eu le temps de farfouiller parmi les étagères derrière moi. Cela tombait bien, puisqu’elles abritaient les œuvres de mes compatriotes, vous savez, ces gens qu’on préfère ne surtout pas déranger ? J’y ai trouvé exactement ce que je cherchais, Autopsie d’un père, le nouveau roman de Pascale Kramer, qui est une amie. J’ai pu en commencer la lecture sur place, en toute tranquillité, si bien que je suis d’ores et déjà en mesure de pouvoir vous recommander ce texte.
Un dernier aveu : je voulais acheter le livre de Pascale. Mais voilà que j’ai quitté les libraires de Vevey non seulement munie du bouquet printanier, mais aussi de ce livre qu’ils ont eu la gentillesse de m’offrir.