Monsieur et Madame Rivaz en tournée de promotion
DECOUVREZ leurs aventures!
Un monde fou à Montreux AUJOURD'HUI...
© catherine lovey, mars 2016
L’émotion ne m’a pas seulement étreinte, en arrivant à Montreux ce 26 mars, elle m’a assaillie. Une foule pareille, juste pour Monsieur et Madame Rivaz, est-ce seulement possible ?
Oui.
La preuve : mon bus n’avance plus, coincé dans la circulation. Les trottoirs sont affolés de monde. Atteindrai-je jamais la librairie Payot? Je me maîtrise comme je peux, mais autant le reconnaître, mes incisives commencent à s’entrechoquer, et pas seulement elles, les prémolaires et les molaires aussi.
Je saute du bus dès qu’il atteint enfin le prochain arrêt et me retrouve, médusée, face à une file de lecteurs si longue qu’elle contourne carrément le bâtiment.
Ce sont des choses qui arrivent dans la vie, je le sais par ouï-dire, mais lorsqu’elles surviennent dans votre vie à vous, pour la première fois, croyez-moi, ça a vite fait de vous tournebouler le cœur. Je calcule aussitôt qu’avec mon jeune confrère, Sébastien Meier, invité également pour cette signature, nous n’arriverons jamais à bout d’un tel public en un jour. Il y a là des clients pour une centaine d’auteurs, au bas mot.
Et dire que la librairie Payot n’a prévu de leur jeter que deux malheureux en pâture !
L’urgence impose que je me mette à jouer des coudes, hélas assez peu poliment, afin de gagner l’entrée au plus vite. Après tout, ces gens viennent acheter un livre dédicacé. La moindre des choses serait donc que l’auteur de l’ouvrage puisse atteindre sa table de signatures.
À l’entrée, une espèce d’armoire à glace me demande mon ticket. Il plaisante ou quoi ? Je dis que je suis l’écrivain, qu’on m’attend, que je suis déjà en retard. Le gars ne veut rien entendre. Il me refoule, des larmes m’arrivent jusque sous les paupières, je me retrouve de l’autre côté des barrières, comment ?, je ne l’ai toujours pas compris. Et soudain, d’un coup d’œil, d’un seul, je m’avise d’un détail qui m’avait échappé jusqu’ici : les lecteurs qui font la queue, très jeunes, sont presque tous déguisés. Ça alors ! Monsieur et Madame Rivaz ont beau être des personnages plutôt extravagants, j’étais loin de m’imaginer qu’ils puissent provoquer un tel délire.
Il me faut maintenant décrire la réalité, aussi brutalement qu’elle se présente, lorsqu’elle fait irruption tout à coup dans la vie d’un écrivain pourtant innocent. Ce flot infini de jeunesse en goguette, dotée de queues de marsupilami, de robes de princesse déjantée et de dents de la mer, se rend en réalité à l’événement du moment, le festival Polymanga des jeux vidéo et autres mangas à succès. Par conséquent, cette masse enthousiaste n'a jamais entendu parler d’Hermine et de Juste Rivaz, ni de l’ex-inspecteur Paul Bréguet. Pire, elle n’entendra jamais parler de Sébastien Meier ni de moi-même, en tout cas aussi longtemps que nous refuserons de céder à la pop culture.
Comme quoi, on a vite fait de se tromper de vocation dans l’existence…
C’est donc avec des incisives calmées et des molaires bien en place que j’ai franchi, légèrement en retard, le seuil de la librairie Payot de Montreux. Quelle atmosphère douce là-dedans, sereine, presque recueillie ! Quand je pense aux foules en délire à l’extérieur, j’ai tôt fait de mesurer ma chance.
Mon jeune confrère Meier est bien installé. Il sourit. Comme nous ne nous connaissons pas, l’occasion se présente de discuter un peu. Nous apprenons par exemple que nous sommes heureux d’être édités par Zoé. Nous n’hésitons pas à nous le confier l’un à l’autre. (Caroline Coutau, si tu lis ces lignes, sache qu’une telle scène ne relève pas forcément du cliché. Parce que deux écrivains d’une même maison d’édition qui se retrouvent ensemble, ça peut médire. Aussi.)
L’accueil des libraires Florent Gaillard, Catherine Chollet et de l'apprenti Allan est chaleureux. Ils nous apprennent que ce matin, peu après l’ouverture, il y avait pas mal de monde et que, maintenant, ça s’est désempli. En effet. Qui pourrait d’ailleurs prévoir, surtout à une époque aussi individualiste que la nôtre, le moment où les adeptes de la grasse matinée vont se décider, un samedi de Pâques, en plein Polymanga, à aller acheter leurs lapins et leurs bouquins, hein ?
Quoi qu’il en soit, nos libraires sont des gens qui lisent. Ils lisent même nos livres, y compris les précédents, nous soutiennent donc sur la durée. Ils nous ont invités parce qu’ils ont apprécié nos derniers textes. C’est une grande chance dans la vie d’un écrivain, reconnaissons-le sans autre forme de procès. Nos histoires dépendent certes de plus en plus de clics de souris. Il n’en demeure pas moins vrai que le sort d’un livre tient aussi tout entier dans la bouche d’êtres humains véritables, si possible enthousiastes, et qui prennent la peine de dire, de vive voix, à d’autres humains : lisez ce livre, il est formidable !
Mais venons-en à l’aspect commercial des choses.
Voici mon premier client.
Je suis assise, donc je ne tombe pas plus bas en le voyant débouler. Il s’agit d’un ami cher, le moins connecté d’entre tous. André n’a pas d’ordinateur, pas de réseaux sociaux, à peine un téléphone. S’il existe un individu dans la région que je n’ai pas pu prévenir de cette signature, ni même de cette publication, c’est lui. Est-il possible que le hasard fasse si bien les choses ? Eh bien non. Le hasard n’existe pas, et la réalité physique continue à produire ses effets, en dépit de nos vies numériques. L’autre soir, en passant dans cette rue de Montreux, André Minder a tout simplement vu nos livres exposés dans la vitrine de Payot, ainsi que l’annonce de la signature. Du coup, ce grand cuisinier et lecteur avide se tient à l’instant, en chair et en os, devant notre table. Il en profite pour me tendre un sac en papier qui ressemble à ceux qui me faisaient rêver quand j’étais petite. Frimousse de lapin facétieux, oiseau printanier sur sa branche et tutti quanti. À l’intérieur, un superbe exemplaire en chocolat, joufflu comme tout, en provenance directe de la chocolaterie d’à côté…
J’en profite pour signaler ici que, par moments, la vie vaut la peine d’être vécue, si, si, et même passée à écrire des livres.
Les conversations se poursuivent dans la librairie. Des lecteurs connus – merci à eux ! – et inconnus – merci beaucoup ! – se dirigent vers notre table, souvent téléguidés par les libraires convaincants dont je parlais tout à l’heure. Nous ne voyons pas le temps passer. Des anecdotes savoureuses sont racontées, que je ne livre pas dans ce texte, afin de maintenir un certain suspense.
En revanche, je raconte encore volontiers cette scène authentique qui implique une lectrice inconnue, prénommée Erika avec un « k ». Celle-ci a d’abord acheté un exemplaire du livre de Sébastien Meier, Le Nom du père, parce qu’elle aime beaucoup les polars, c’est en tout cas ce qu’elle a déclaré, et qu’elle est très intéressée par le fait que l’histoire de mon confrère ait un ancrage dans le terreau lausannois.
Puis la dame se tourne vers moi. C’est évidemment gênant, pas vrai ?, d’acheter un livre et pas l’autre, alors que les deux auteurs, si sympathiques, tellement souriants, se trouvent côte à côte. J’en profite pour essayer de mettre cette lectrice à l’aise, en la priant de ne se sentir obligée à rien, car si tel devait être le cas, c’est moi qui me sentirais et cætera.
– Oh, mais je ne me sens pas obligée du tout, répond-elle amusée, j’aime beaucoup lire, qu’est-ce qu’il raconte, votre livre ?
[Bon, ça, c’est la question qui tue, ndlr]
– Eh bien… euh… Voilà, il s’agit d’un couple, voyez, ce sont des gens d’un certain âge, enfin ils sont…
– Vous voulez dire qu’ils sont vieux ? Vieux, comme moi ?
– En fait oui, ils sont vieux, c’est vrai. Ils s’appellent Juste et Hermine Rivaz, et ils ont reçu un cadeau… de leur fils. Pour partir en voyage. Enfin… en croisière sur la Méditerranée.
– Ah bon ? Alors c’est comme mon mari et moi ! On part souvent en croisière tous les deux.
– Eh bien eux aussi, figurez-vous, ils doivent partir en croisière, mais en réalité… Comment dire ? Ils ne veulent pas partir. Voilà. Donc ils ne partent pas.
– Ils ne partent pas ?
– Non. Ils refusent de partir.
– Ça alors !
– Ils sont… Disons qu’ils ont leur caractère, vous comprenez ?
– Oh là, là, mais ça m’intéresse votre histoire. Oui, beaucoup !