Des nouvelles météorologiques de la Suisse

 

À l’attention des lecteurs russes,

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     À l’heure où je vous écris, chez moi, il pleut énormément, depuis plusieurs jours. Mon pays, la Suisse, a beau être tranquille et sûr par définition, cela ne va pas sans poser certains problèmes. Bien que je sache que chez vous, les difficultés d’ordre météorologique sont beaucoup plus nombreuses, et souvent plus graves, et que vous risquez de rire, voire de vous moquer en me lisant, je vais quand même vous raconter ce qui se passe ici.

     À dire vrai, je souhaite le faire non pas comme une journaliste qui se rendrait sur le terrain et témoignerait de la situation le plus objectivement possible, ce que je suis capable de faire, entre nous soit dit, mais plutôt comme un écrivain enfermé dans sa petite datcha à la montagne, à 1400 mètres d’altitude environ –chez nous, on appelle ces constructions en bois des chalets–  où je suis en effet enfermée, en train d’écrire, tandis que la pluie frappe jour et nuit à mes fenêtres, et que je dois sans cesse installer des bidons et des boîtes Tupperware pour recueillir l’eau qui fuit à divers endroits, juste au-dessus de ma tête et pas loin de mon lit. J’ignore d’où proviennent ces fuites. Elles m’inquiètent beaucoup. Mais en attendant, voilà, je m’arrange avec des bidons. Et je prie le ciel, ainsi que la Vierge de Kazan, que je possède sous la forme de plusieurs icônes de pacotille, car bien que non croyante et non orthodoxe, j’aime cette Notre-Dame –je l’appelle d’ailleurs Kazanskaya maya, très familièrement– et je lui fais confiance.

     Le texte que vous allez lire fait partie intégrante d’un roman que je suis en train de terminer. Je choisis spécialement pour vous, lecteurs russes, un extrait que je viens d’écrire, car je pense que sur le plan des conditions atmosphériques, il vous intéressera. Je ne dis jamais à personne de quoi parle un texte auquel je travaille  –sauf quelques mots que je glisse en douce à l’amour de ma vie, afin qu’il s’impatiente moins– et je ne le fais lire à personne tant qu’il n’est pas fini. Quand on apprendra que j’y travaille depuis plus de trois ans, voire davantage, on mesurera, je l’espère, à quel point je suis une personne discrète qui sait tenir sa langue. Je fais donc une exception en vous livrant ce passage. Et je précise, afin que vous ne vous perdiez pas trop, qu’il y a notamment dans mon roman deux personnages qui sont âgés et qui s’appellent Monsieur et Madame Rivaz. Ils sont bien sûr présents dans l’extrait que je donne à lire ci-dessous, suite à la proposition que m’a faite Marion Graf, traductrice et critique littéraire réputée –chez vous, on dirait très célèbre, mais chez nous, on n’aime pas ce genre de formulations– et qui m’a donc suggéré de vous écrire, car elle sait que je suis profondément attachée à la Russie et à la culture russe, ce qui est vrai.  

     Je voudrais préciser encore, afin que vous n’alliez pas tirer des conclusions qui seraient fausses, que dans les autres chalets suisses à la montagne, il n’y a pas de fuite d’eau, jamais, que tout y est bien installé, avec chauffage central et matériaux irréprochables. C’est seulement dans ma maison en bois, et c’est sans doute parce que je l’appelle datcha, et non pas chalet comme le font tous mes compatriotes, que la situation est un peu plus compliquée, et que le matin, lorsque je me réveille, il fait assez froid, en tout cas aussi longtemps que je n’ai pas mis une bûche dans le petit fourneau. Bien entendu, entretemps, j’ai pensé à vider les seaux remplis par l’eau des fuites durant la nuit, qu’allez-vous imaginer! En tout cas, je me sens bien dans ma datcha de bric et de broc, vraiment bien, aussi bien qu’on se sent dans les vôtres, chez vous, là-bas, où pourtant le ciel continue à ne rien vous épargner. 

 [extrait]

     Il pleut depuis cinq jours. C’est un rideau d’eau continuel qui a déjà fait déborder des rivières et des torrents, provoqué des éboulements, coupé des routes et obligé quelques habitants à quitter leur toit pour passer la nuit dans une école ou un bâtiment communal équipé de lits de secours confortables et de couvertures qui ne démangent pas. Un tel événement est si extraordinaire dans notre pays qu’il fait les gros titres des médias, y compris de ceux qui ont une vocation régionale et couvrent pourtant des zones où tout est tranquille, à part bien sûr qu’il pleut. Au journal télévisé, les sinistrés, comme on les appelle, livrent des témoignages haut en couleurs sur le plan de leur détresse. C’est qu’à force de voir sur les écrans des réfugiés du monde entier qui ont tout perdu pour longtemps, leurs êtres chers, leur maison, leur travail, leur pays, leur dignité et jusqu’à l’espoir dans ses moindres retranchements, nos autochtones inondés ont appris à chanter la partition du malheur sur le bout des doigts. Pourtant, on ne peut s’empêcher de remarquer sur les images, derrière eux, les salles d’accueil où ils sont installés, vastes, propres et pas trop laides, les quelque vingt ou trente lits de secours tout neufs, parce que jamais utilisés, arrangés avec soin, alors qu’on pourrait en mettre dix fois plus sans gêner personne, et on voit encore sur l’écran, au-delà des rues embourbées et de quelques voitures de travers, leurs solides habitations encore debout, aux caves parfois un peu détrempées il est vrai. Le fait est qu’il est tout à fait enthousiasmant de partager les souffrances du monde et le sort du monde, quitte à n’en partager qu’un minuscule bout, tant il est lassant à la longue, et pour tout dire peu naturel, d’être immanquablement épargnés par les mauvaises nouvelles. Par exemple par les guerres. Par exemple aussi par les mouvements indépendantistes ou séparatistes, les massacres, les attentats, les catastrophes naturelles d’envergure, et surtout par la corruption à large échelle qui, l’air de rien, et alors même que peu de citoyens en sont conscients, compte pour une large part dans l’ampleur des dégâts, que ceux-ci aient été au départ provoqués par la fatalité ou directement par la main de l’homme.

     La route la plus rapide qui conduit chez Monsieur et Madame Rivaz est elle aussi fermée depuis hier, non pas parce qu’il y a eu des glissements de terrain, mais parce qu’il pourrait y en avoir. Dans notre pays, on n’attend pas que des voitures soient emportées avec des familles à bord, et notamment des bébés bien attachés dans leur siège de sécurité, pour agir. L’action s’effectue la plupart du temps d’une façon préventive. Les routes sont interdites à la circulation, les voitures des familles, et aussi celles des conducteurs seuls à bord, sont détournées sur un itinéraire de contournement certes plus long, mais dûment expliqué par des agents qui sont souvent des bénévoles volontaires, venus en renfort des forces officielles, sans que personne n’ait eu besoin de le leur demander. Pendant ce temps, des équipes de spécialistes qui ont tous fait des études d’ingénierie, même aux échelons salariaux inférieurs, sont dépêchées avec le matériel nécessaire au bas de la pente qui risque de partir en vrille, et heure après heure sous la pluie, ces braves installent des protections provisoires qui seraient carrément définitives dans bien d’autres pays, mais pas chez nous. Quand le ciel se sera calmé, les autorités débloqueront des budgets impressionnants pour faire remplacer aussitôt ces aménagements provisoires par des protections dignes de ce nom qui permettront, lors des prochaines perturbations, de garder la route ouverte, à moins qu’un autre danger ne se mette à clignoter sur une autre pente un peu plus loin. Dans ce cas, tout recommencera d’une façon préventive comme déjà expliqué, et mes concitoyens, de même que les enfants dûment installés sur des sièges homologués selon les dernières normes de sécurité en vigueur, pourront continuer à rentrer chez eux, sauf exception. Il arrive en effet que des accidents imprévisibles se produisent, à cause d’une usure quasi indétectable dans certaines couches profondes du terrain, provoquée par des infiltrations trop fréquentes faisant suite à des pluies trop abondantes, causées en large partie comme on le sait par les changements climatiques dus à notre catastrophique mode de vie. Mais s’il fallait citer une raison pour laquelle des gens comme Monsieur et Madame Rivaz et moi-même et nombre de mes amis et connaissances sommes fiers de notre pays, sommes fiers de la façon dont on agit et se comporte dans notre pays, et sommes fiers par conséquent d’être des citoyens de ce pays, d’être titulaires d’un unique passeport, celui de ce pays-ci, et pas d’un autre ou de plusieurs autres, eh bien c’est cette prudence que nous citerions à l’unanimité, sans même nous être mis d’accord au préalable.

     J’en profite pour faire remarquer ici à quel point il est regrettable que dans les grands sondages internationaux qui sont effectués pour comparer l’état de la fierté au sein de différentes nations, notre pays soit systématiquement zappé. Pourtant, quand on s’attarde sur les séries de tableaux produites suite à ces études qui ont obtenu des fonds de financement considérables, on s’aperçoit que la liste des interrogés est longue, et que même parfois le Zimbabwe en fait partie, mais pas notre pays. Et ça, c’est vraiment dommage. Je ne le dis pas sous le seul coup d’une fierté nationale blessée. D’ailleurs, si on interrogeait Monsieur et Madame Rivaz à ma place, ils diraient eux aussi leur déception, tout à fait franchement et sans hésiter, et il ne la diraient pas non plus juste parce qu’ils ont été vexés, en parcourant l’interminable liste sur la gauche du tableau, de ne pas y avoir trouvé le nom de leur nation. Bien sûr que ce n’est pas agréable de vivre une expérience pareille, surtout quand elle se reproduit année après année, et surtout quand la réalité est telle que les seules fois où l’on découvre le nom de son propre pays, c’est dans des tableaux comparatifs qui parlent d’argent sale et aussi d’argent évadé, recherché par tous les moyens, y compris les plus malhonnêtes, par les fiscs enragés de nos voisins. Mais le problème n’est pas là. Il est ailleurs. Il est très exactement dans la notion de fierté telle qu’elle finit par apparaître dans ces sondages où ne sont consultés que des territoires différents du nôtre. Et voilà comment la fierté nationale, qui est tout de même un concept potentiellement vaste, se trouve au bout du compte essentiellement réduite, dans ces études, à des histoires de conquêtes de la lune ou d’autres planètes, de puissance de la fonction présidentielle et d’armées soi-disant équipées avec du lourd. Certes, il arrive que quelques contrées dissidentes fassent valoir la qualité de deux ou trois de leurs fromages, ou d’un ou deux de leurs grands écrivains dont elles se sont souvenues du nom à la dernière minute, ou de chorégraphes ou d’architectes ou de compositeurs disparus, mais on voit bien que leurs arguments sont courts et tirent toujours sur la même corde. Or, si les sondeurs voulaient bien prendre la peine de penser à nous interroger, nous pourrions dire de notre côté que ce qui fait avant tout notre fierté, du moment où nous sommes obligés de ne choisir qu’une seule raison parmi toutes celles qui nous viennent spontanément à l’esprit, eh bien ce serait que nous sommes incroyablement fiers que dans notre pays, nos équipes de secours interviennent avant que les catastrophes ne se produisent. Que chez nous, les forces se déploient sans attendre que les blessés ne se blessent, les morts ne meurent, et que des lits battant neufs sont installés pour accueillir des sinistrés qui n’ont pas perdu leur maison et qui, selon toute probabilité, ne la perdront pas, raison pour laquelle on les prie de n’emporter avec eux que le strict minimum pour la nuit, pyjama, brosse à dents, médicaments contre le diabète de type 2 et l’hypertension. À quoi bon obliger nos concitoyens à remplir des sacs dans la précipitation, puisque la salle de fortune où ils seront accueillis est équipée de sanitaires avec saunas à jets tourbillonnants, de couvertures moelleuses, de télévisions à écran plat et d’ordinateurs connectés, que le repas composé d’une entrée, d’un plat principal seulement, mais de trois desserts à choix pour les enfants, est déjà en train de barboter dans les casseroles, et que de toute façon, demain matin à la première heure, ou au pire en milieu de matinée, ils pourront tous rentrer chez eux, parce que les équipes qui auront travaillé durant la nuit auront sécurisé la zone et déblayé les gravats. En toute sincérité, je pense que si nous autres, citoyens de notre pays, avions voix au chapitre, alors la vision qui se dégagerait de ces lamentables sondages serait différente. Pour le dire en deux mots, nous apporterions au monde une autre vision du monde, et ce serait déjà ça.

     Heureusement, en attendant l’hypothétique jour où l’on pensera enfin à nous inclure dans la liste, ce qui, entre nous soit dit, ne risque d’arriver que si nous finançons et réalisons nous-mêmes le sondage international, le bouche-à-oreille fonctionne à merveille. Il n’est qu’à voir la tête que tirent – et les yeux que font – nos amis étrangers, lorsqu’on leur parle de ce qui se passe chez nous, et surtout de comment ça se passe. Pour ceux qui n’ont pas l’occasion de se rendre à l’étranger pour regarder la tête des citoyens des autres pays, ils n’ont qu’à l’observer lorsque ceux-ci viennent en vacances chez nous, et qu’après plusieurs jours de pluie ou de neige abondante et désespérante, après moult éboulements, débordements et détournements, ils cherchent à savoir combien il y a eu de morts et de blessés, et apprennent qu’il n’y en a pas, ou juste une ou deux jambes cassées. Oui, il faut voir les yeux de ces gens, qu’ils soient venus se reposer chez nous ou qu’ils entendent les récits que nous leur faisons directement chez eux. La vérité, c’est qu’ils nous regardent comme les croyants fixaient autrefois les statues saintes, persuadés qu’ils avaient à faire à des êtres dont la nature appartenait au ciel bien davantage qu’à cette sinistre terre. Et c’est ainsi que notre réputation ne ternit pas. Et c’est ainsi que, bien au contraire, elle ne cesse d’enfler, grâce à ces choses vues et entendues par d’innombrables témoins dans la réalité du terrain, et ceci en dépit de tous ces malheureux et très coûteux sondages qui méprisent notre nation, soit en l’ignorant purement et simplement, soit en la plaçant tout en haut sur l’échelle du grand banditisme de la finance.

© catherine lovey, mai 2015

Ce texte est paru dans la revue littéraire russe Inostrannaya literatoura, en décembre 2015, dans une traduction d’Eugénie Mottironi.