La question n’est pas où sont les femmes,
mais que font les hommes pour leur laisser de la place.
Texte d’opinion, publié dans Le Temps, 4 octobre 2019
En général, les choses se passent comme ça:
un journaliste prend la plume pour dire que la situation n’est pas en train de s’améliorer dans le journal, sur le front de l’égalité de représentation entre les femmes et les hommes.
Frédéric Koller vient de le faire, pour déplorer que les textes proposés pour les pages Opinion continuent à être signés à 80-85% par des hommes. En dépit des mesures prises par Le Temps pour tenter d’inverser cette tendance obstinée.
En général, six mois plus tard, ou huit ou douze, un autre journaliste constatera qu’il n’y a toujours pas d’égalité, loin s’en faut, dans la prise de parole publique. Ni dans ce journal, ni dans les autres médias.
En général, cela fait très longtemps que les choses se passent ainsi.
La féministe Mary Beard, par ailleurs professeure d’humanités et de littérature ancienne, rappelle dans son Manifeste que les affaires tournent mal depuis au moins 3000 ans pour les femmes qui souhaitent exprimer leur opinion. Déjà, la Pénélope de l’Odyssée s’est fait remballer, la fois où elle a osé quitter ses quartiers pour descendre vers les hommes, afin d’enjoindre à un barde trop sinistre de chanter une autre chanson. C’est Télémaque, son propre fils, qui l’a renvoyée aussi sec à son métier à tisser et à ses quenouilles, non sans lui rappeler que la parole est une affaire d’hommes.
Dans son ouvrage qui vient de paraître, Des hommes justes, le féministe Ivan Jablonka, par ailleurs historien, rafraîchit aussi les mémoires: les hommes n’écoutent pas les femmes, ou alors avec condescendance. Ils les coupent, parlent lorsqu’elles parlent. Jablonka postule, avec un grand sens de la logique, que la justice de genre exige des hommes non seulement qu’ils reconnaissent la légitimité des femmes, mais qu’ils écoutent ce qu’elles ont à dire.
Qui se soucie du constat de Frédéric Koller?
Qui a lu, parmi les hommes signant si volontiers des tribunes, cet article et tant d’autres, qui ne cessent d’établir, sous forme d’avalanche depuis #MeToo, des faits incontestables montrant l’ampleur des discriminations qui écartent les femmes de la scène, du seul fait de leur sexe?
Pourquoi Le Temps, très conscient de ces problèmes, ne cesse-t-il de recevoir des messages envoyés par des Jacqueline qui souhaitent faire publier des réflexions non pas signées par elles-mêmes, mais bien par des Jacques et consorts?
Discriminations et sens de la démocratie
Les femmes auraient, paraît-il, un complexe de légitimité. Et guère le temps d’écrire des textes non rémunérés, compte tenu du boulot gratuit qu’elles abattent au quotidien, en sus de leur travail. J’ai écrit au Temps pour signaler que je connais beaucoup de femmes qui prennent en charge –en effet– l’essentiel des tâches gratuites qui font se tenir debout nos sociétés, mais que ceci ne les empêchait guère de penser, d’écrire, encore moins de se sentir légitimes.
J’ai surtout suggéré une idée concernant la teneur des futurs textes publiés dans les pages Opinion: pourquoi le journal n’inviterait-il pas les hommes qui y prennent si volontiers la parole, mais quasiment jamais sur la question des discriminations et de la justice de genre, à bien vouloir plancher dessus? Afin qu’ils nous expliquent d’abord pourquoi cette problématique ne les intéresse pas du tout. Et en vertu de quoi, ensuite, ils se sentent autorisés à signer de beaux papiers traitant de la vigueur d’une démocratie, sans daigner prendre conscience de l’absurdité de leur prose, aussi longtemps que la moitié de la population –leurs propres mères, compagnes, filles, amies et collègues y compris– se trouve discriminée à tous les niveaux de la vie publique, en violation des lois pourtant en vigueur. Enfin, je propose que Le Temps n’oublie pas de prier ses innombrables contributeurs masculins d’indiquer ce qu’ils sont prêts à faire, très concrètement, ici et maintenant, afin que les choses changent.
Le risque est évidemment que le baromètre égalité du Temps grimpe davantage encore vers le rouge vif durant quelques semaines. En contrepartie, la brume commencerait à se dissiper autour du grand mystère. Je parie qu’on comprendrait mieux pourquoi Jacques n’arrête pas de signer des papiers d’opinion; et comment il se fait que, toutes les fois où ce n’est même pas lui qui a consacré le temps nécessaire à l’écriture, mais bel et bien une collègue, une collaboratrice, une bras droit prénommée Jacqueline, l’effacement total de cette femme ne lui pose aucun, mais alors vraiment aucun problème.
© catherine lovey, écrivain, le 3 octobre 2019