Un jour, dans le train
Quand j’avais dix-sept ans, le monde me paraissait étriqué. D’ailleurs, quand j’en avais seize et dix-huit aussi. Le temps se traînait. Je savais exactement ce que je ne voulais pas. Je ne voulais pas que ma vie continue, toute la vie, avec des sonneries qui indiquent le début ou la fin d’un cours. Il y avait des cours qui n’auraient jamais dû finir et d’autres, beaucoup plus nombreux, qui n’auraient pas dû commencer. Je ne voulais pas discuter avec des gens qui me disaient que ça, eh bien ça, ma pauvre fille, c’est pas possible. Je ne voulais pas entendre d’autres sortes de gens dire qu’on n’était pas sur la terre pour rire.
Quand j’avais dix-sept ans ou quinze ou plus ou moins, les choses n’étaient pas claires. D’un côté, je m’amusais beaucoup, de l’autre, je voyais que la vie était triste. Pour dire la vérité, je ne trouvais pas que ma vie était triste, mais la vie autour de moi, et celle qui m’attendait. Je me demandais comment faisaient ceux que j’observais pour vivre cette vie-là. Moi, je n’en voulais pas. Certains jours, j’étais fière de mon refus. Je prendrai un bateau, un éléphant, ou je marcherai, tiens, puis nagerai, et je trouverai l’île qu’il me fallait. D’autres fois, je me sentais lourde, incapable. Pourquoi est-ce que je ne parvenais pas à me réjouir de ce qui réjouissait les autres?
Il est arrivé que le garçon que j’embrassais, ou qui m’embrassait, me dise à quoi il rêvait, et alors je prenais la fuite, parce que son rêve n’avait rien à voir avec le mien. J’ai perdu beaucoup d’amoureux comme ça, juste à cause des rêves. Le pire, c’est que c’étaient des garçons bien. Un jour, dans le train, mon amie Sandra m’a lu un article à haute voix. Le journal expliquait que l’amour tuait. Pas l’amour des chevaliers pour leur princesse, mais l’amour qu’on faisait à deux, sans savoir très bien comment faire. Cette maladie s’appelait le sida et les malades mouraient pour de vrai. Mon amie a lu l’article encore une fois. Hélas, nous avions bien compris.
À dix-sept ans, on nous racontait que de grands philosophes étaient sortis de leur lit, avaient regardé le monde, l’avaient compris, puis étaient rentrés chez eux à l’heure du thé pour tout expliquer par écrit. C’était formidable. Et parfaitement mensonger. De mon côté, j’ai toujours préféré les héros qui n’ont rien d’héroïque. Quand je les retrouve, je suis moins seule. Eux non plus ne savent pas trop comment faire, où aller, que penser. Mais ils le disent, et ils essaient quand même. Ils sont ma famille, mes frères et sœurs de papier.
© catherine lovey, mai 2013
Ce texte est paru dans l’ouvrage collectif Quand j’avais dix-sept ans, le roman des Romands, 2013