Et cætera
Il est déjà arrivé à Milena Lattà d’éprouver l’aigreur du dépit. Mais jamais comme ce matin. Il est très tôt et le dépit mord les entrailles de Milena, il grossit à l’intérieur de son corps desséché, et cela se voit à l’œil nu, la morsure dans les chairs, le pli incrusté sur les lèvres, l’amertume installée dans le fond des yeux gris. Pourtant, tout a été dit à Milena, tout lui a été expliqué. Les choses sont simples dans la vie de cette femme entre deux âges.
Le notaire ajoute:
– Si au moins vous aviez des enfants et cætera.
Le notaire Nicola Palentsakis est assis à la table de Milena, dans la cuisine, il est 7h30 et il fait remarquer une fois de plus à cette femme ni jeune, ni vieille, que si, au moins, elle avait des enfants, on pourrait comprendre, n’est-ce pas, non pas qu’elle renonce à signer le contrat de vente, on ne peut pas aller jusque là, mais qu’elle attende encore un peu, d’avoir bien pesé le pour et le contre, par rapport à ses enfants, bien entendu, dont l’un d’eux, à supposer qu’ils existent, mais ils n’existent pas, pourrait s’intéresser à cette maison, dans la perspective d’y habiter un jour, non pas à cause de la valeur vénale de l’habitation, qui ne vaut rien, ou de son confort particulier, en réalité inexistant, mais en raison d’un sentiment profond qui lierait ce jeune homme ou cette jeune fille à cette maison, et qui se fonderait sur une enfance exagérément triste ou heureuse passée en ces lieux.
Or, les trois hommes présents dans la cuisine de Milena en cette heure matinale voient bien que cette femme est absolument seule dans sa propre vie, et aussi dans sa maison. Elle boit un breuvage étrange, vert clair et qui paraît assez épais. Elle fait du bruit à la fois avec le bout et le fond de sa langue, elle boit et fait ses bruits sans tenir compte des trois hommes qui sont dans sa cuisine, l’un assis avec elle à la table et les deux autres debout, qui ont préféré ne pas s’asseoir.
Milena continue à boire, dans un bol, ce breuvage qui est peut-être un poison, c’est en tout cas ce que pense l’agent commercial Le Pennec. En charge du développement d’une chaîne internationale, il s’est toujours méfié de la capacité des femmes à créer des histoires à la dernière minute, par exemple en avalant des substances qui provoquent de légers arrêts cardiaques, ce qui contraint toujours les témoins à appeler une ambulance.
Aux côtés de Le Pennec, qui préfère ne rien dire à voix haute, se tient le responsable municipal des zones à bâtir. André Papandrou arrivera au terme de son mandat d’ici à cet été. Il ne le renouvellera pas, pour des raisons de santé déjà communiquées en toute transparence à la communauté des électeurs. Le Pennec et Papandrou ne se sont pas assis aux côtés de Milena Lattà et du notaire Nicola Palentsakis autour de la table de la cuisine. Ils ne sont pas ici pour y passer la matinée. Ils attendent que Milena, une femme d’origine étrangère, signe au plus vite le contrat posé sur la table, à côté du bol contenant du liquide vert. Le téléphone portable de Le Pennec n’arrête pas de trembler. L’agent commercial a préféré garder l’appareil dans sa main et sur la position « vibreur », comme le font toutes les personnes responsables du développement en général. Parfois, il répond à des appels. Le temps presse. Des entreprises veulent s’installer dans cette région. Tout le monde les attend, ceux qui ont du travail et tous ceux qui n’en ont pas. La zone est sinistrée, il n’est pas utile de la décrire, cela se voit à travers la fenêtre de la cuisine, tandis que l’horizon se dégage, en cette heure encore grise.
Milena ne dit rien, le rebord de ses lèvres légèrement verdi par sa tisane matinale. Le stylo est posé face à elle, sur la page qui constitue l’acte de vente de sa maison. L’acheteur n’est autre qu’un discounter international très connu. Le groupe entend acquérir une série de maisonnettes malencontreusement installées sur un terrain qui l’intéresse. Il fera procéder à leur destruction dans une quinzaine de jours. Puis il développera son activité commerciale et créera des emplois qui ne devraient pas être délocalisés dans l’immédiat.
Le municipal André Papandrou passe la main dans ses cheveux qui sont relativement longs.
Milena regarde le contrat qui n’attend plus que sa signature. En effet, le notaire Palentsakis a déjà signé et son écriture est élégante et très lisible. Le Penneca aussi signé, au nom de la société qu’il représente et qui affiche pour cette année une progression de son chiffre d’affaires de 48%. Les Ducroux ont signé hier soir, dit d’une voix douce le municipal André Papandrou, qui se penche un peu sur le contrat, tout en restant debout, les Ferraillon l’ont fait hier à midi, durant leur pause, les Mortfallois hier matin, et nous passerons tout à l’heure chez Madame Canistas, qui va vendre, elle aussi.
Milena Lattà regarde Papandrou qui doit, en qualité de politique local chargé des intérêts locaux, inspirer la confiance. Le dépit a quitté le regard gris de Milena. À la place, il y a maintenant une sorte de calme froid et un peu las.
Conscient du rôle qui lui revient, dans le cadre de cette expansion commerciale favorable à sa région malmenée, André Papandrou ajoute :
– Pensez-vous, madame, que tous ces gens qui sont nés ici, qui ont grandi ici, et qui veulent continuer à vivre ici, se trompent tous en même temps ? Ils ont tous vendu, je vous l’assure, ou ils vont vendre ! Croyez-vous une seule seconde qu’ils se précipitent ainsi pour faire une mauvaise affaire ? Je vous le dis très clairement, la chance sonne rarement deux fois à la même porte, et j’ajouterais, mais vous le savez bien, que dans notre région, cela fait longtemps qu’elle n’a pas appuyé sur la sonnette.
Personne n’a entendu les coups de feu. Pourtant, ce matin-là, le vent ne soufflait pas, qui souffle parfois dans cette zone et qui fait qu’on ne s’entend plus dans les maisons, ni même à l’extérieur. Il y a eu trois coups de feu et personne n’en a entendu aucun. Milena Lattà a tiré sur chaque cible, puis elle a elle-même prévenu la police, puisque personne n’avait une raison de le faire à sa place. Elle a aussi appelé Madame Canistas, sa voisine, qui en a été très surprise. Elle lui a demandé de bien vouloir prendre soin de ses Solanum Rantonnettii qui boivent beaucoup d’eau, il faudra donc les arroser tous les jours, s’il vous plaît, c’est très gentil à vous, voilà ce que Milena a dit, au téléphone, à sa voisine surprise, après avoir tiré trois coups de feu sur trois cibles différentes et n’en avoir raté aucune. Il y eut ensuite un quatrième coup de feu, que Milena a tiré sur elle-même, rencontrant un succès identique aux précédents. Personne ne tendait l’oreille à ce moment-là non plus.
La reconstitution des faits survenus durant cette matinée à peine entamée et sans vent n’a pas posé trop de problèmes aux enquêteurs, en dépit de l’inattention extrême dont avaient fait preuve les voisins immédiats de Milena Lattà. Les esprits furent frappés par l’enchaînement quantitatif des événements, car ceux-ci ont été divulgués en un seul bloc, à savoir qu’il y avait eu un premier coup de feu, puis un deuxième, un troisième et bientôt un quatrième. La série aurait pu ne pas s’arrêter là, ont commencé très vite à imaginer les âmes stupéfaites.
Peu à peu, d’autres nouvelles ont ajouté de la chair autour des événements bruts. On apprit ainsi que la meurtrière avait agi le ventre vide. Elle avait été non seulement capable d’abattre trois cibles en trois coups précis, sans compter la sienne propre, mais elle l’avait fait de bonne heure le matin, sans avoir rien avalé de solide. Dès lors, l’affectation de Milena Lattà, une étrangère, à un corps d’élite militaire, ou à un corps d’élite quelconque et probablement secret, apparut comme une évidence. Même si la vie menée jusque-là par la criminelle s’accordait mal avec ce constat.
Personne ne sait ce que va devenir la maison de Milena Lattà, une femme sans enfant et sans héritier connu. En tout cas, le contrat de vente, retrouvé par les enquêteurs sur la table de la cuisine, n’avait pas encore été signé par la propriétaire. En attendant, Madame Canistas a obtenu de la police le droit de conserver un jeu de clé de son ex-voisine. Elle vient toutes les fins d’après-midi prendre soin des Solanum qui ne sont pas encore entrés en floraison. Maintenant que les événements sont passés, Madame Canistas se sent soulagée de savoir que Milena est morte. À l’instar du reste de la population, elle s’est en effet remise à penser rationnellement. Et, pour rien au monde, elle n’aurait souhaité continuer à vivre à quelques mètres d’une tireuse hors pair et entre deux âges, dont il est désormais établi qu’elle vivait dans la compagnie morbide de quelques plantes vivaces et d’un Luger P08, acquis Dieu seul sait où.
© catherine lovey
Cette nouvelle est parue dans le magazine Femina, No 29, juillet 2006.