RAPPORT D’INTERVENTION
Police territoriale
Vevey/13 juin 2007
Agent J-P. D., matricule 517--sta--JpG
Circonstances de l'intervention
Suite à une dénonciation téléphonique reçue à la centrale à 11h17, je me suis promptement rendu quai Perdonnet, qui était détrempé, rapport à l'orage survenu à 9h28 et qui a duré douze minutes.
Arrivé sur place, j'ai pu constater que le dénonciateur n'avait pas raconté d'histoire. J'avais bel et bien sous les yeux un individu de sexe vraisemblablement féminin, qui prenait des mesures en tous sens, et les inscrivait, à l'aide d'un crayon, dans un petit calepin rayé rouge et noir.
Intervention proprement dite
Décidant de passer à l'action sans attendre l'arrivée des renforts, j'ai demandé à la suspecte, visiblement d'origine extraterritoriale, si elle possédait une autorisation officielle pour prendre des mesures du sol national vaudois en terre veveysanne. La femme s'est alors tournée vers moi et, sans autre forme de procès, m'a tendu son crayon et son calepin. Elle m'a dit, et veuillez croire que toutes mes citations sont de mémoire, mais néanmoins textuelles :
– Ach, jeune homme, j'apprécie beaucoup, merci, votre aide, danke, précieuse. Veuillez noter 57,4 longitudinal, attention, pas oublier, longitudinal. Sehr wichtig.
Si vous me permettez une remarque à ce stade, je dirais que jamais, en trente-neuf années de laborieuse et fidèle collaboration auprès de notre corps de police constitué, je n’ai été confronté à une situation pareille. J'en étais interloqué.
Donc, pour reprendre le fil de ce compte-rendu, j'ai malgré tout saisi le carnet et le crayon que la dame m'avait tendus, mais je n'ai rien noté du tout, ni 57,4, et encore moins longitudinal. Je ne suis pas du genre à prendre le risque d'aider les espions extraterritoriaux pendant mes heures de service. J'ai aussi remarqué que la suspecte n'était pas habillée à la dernière mode, bien que de nos jours, on puisse voir à peu près de tout par ici.
J'ai donc dit à cette dame, et je précise que les renforts n'étaient toujours pas arrivés, qu'il était strictement interdit de prendre des mesures du territoire national vaudois, sec ou mouillé, en terre veveysanne, même de petites mesures minuscules, à moins de posséder une autorisation idoine délivrée par les services ad hoc. Par conséquent, j'ai demandé d'une voix ferme et non tremblante :
– L'autorisation ! Bitte schön !
L'individu de sexe féminin n'était pas impressionné du tout. Il me semble opportun de le signaler et de profiter de ce rapport pour suggérer l'organisation prochaine d'un debriefing portant sur la question de l'autorité de l'agent livré à sa fonction.
La suspecte a dit, et je cite toujours de mémoire :
– Tss, tss, tss.
Alors que j'étais toujours le seul agent sur le quai Perdonnet rincé à 11h47, face à cette extraterritoriale personne au comportement inquiétant, j'ai décidé de prendre sur moi de réciter par cœur l'article 452 alinéa b, puisque celui-là, je le connais sur les doigts : celui qui, sans scrupule, aura pris des mesures du territoire national vaudois sans être muni des autorisations certifiées authentiques et traduites dans les quatre langues nationales et aura, de ce fait, mis en danger non seulement la sécurité intérieure, mais aussi extérieure, sera puni de la réclusion pour cinq ans au moins.
Vous me croirez ou non, mais je n'avais pas fini ma récitation que la dame s'était remise à prendre des mesures, sous mon nez. Dans un sursaut d'humanité bienveillante, rapport à la Charte cantonale des droits de l'homme, chapitre III, j'ai immédiatement pensé que l'étrangère n'avait pas enregistré la totalité du 452 alinéa b, surtout le mot réclusion, qui n'est quand même pas le plus évident dans notre dialecte local. J'ai donc dit, en articulant distinctement :
– Écoutez ma petite dame, chez nous, ça rigole pas avec la prise de mesures illégales, c'est tout de suite les menottes, le fourgon et la tôle, alors vous feriez bien de remiser votre bazar et de vous promener comme un citoyen modèle sur le quai Perdonnet stratégique.
Je sens que vous l'avez déjà deviné, mais je le précise, la suspecte n'a rien trouvé d'autre à dire que:
– Tss, tss, tss.
Elle a ajouté :
– Jeune homme, il faudrait savoir si vous voulez m'aider. Oder nicht.
Texto.
J’avoue qu'à ce moment précis, 12h12, j'ai marqué une petite hésitation. Pourtant je connais les moindres détails de la procédure, y compris par temps pluvieux.
En l'absence des renforts qui avaient sans doute déjà commencé à casser la croûte, j'ai ôté ma veste et je l'ai posée sur le banc mouillé, afin que la dame puisse s'asseoir dessus sans tremper sa robe qui avait certes fait son temps, mais quand même. J'ai averti la suspecte que j'allais procéder au contrôle d'identité. Identitätskontrolle.
Procédure d'identification après intervention
À la question de savoir comment elle s'appelait, comment elle allait, ce qu'elle pensait de la vie, du monde tel qu'il va, et aussi ce qu'elle rêvait de devenir quand elle était une petite fille, l’inconnue s’est montrée intarissable. C'est simple: si, à 18h18, je n'avais pas dit, sur ce banc, face aux montagnes qui se miraient sans fatigue dans le lac luisant bon, bon, ça commence à bien faire, on se caille ici, eh bien j'y serais encore.
Par souci d'économiser la paperasserie, rapport au dernier règlement administratif entré en vigueur le 15 mai, je me contenterai de ne livrer que les informations indispensables.
Il apparaît ainsi que la suspecte n’était en possession d'aucune pièce d'identité, téléphone portable, permis de conduire, ni rien de ce genre. Elle se livrait à ses séditieuses activités, armée de son seul mouchoir brodé, d’uncrayon, d’un calepin et de quelques instruments de mesure qui ne m'ont pas paru des plus modernes.
Elle a prétendu s'appeler Fanny Henriette Jénisch.
C'est en tout cas ce qu'elle a dit, mot pour mot, et en épelant lentement. J'ai naturellement demandé d'où ça sortait, un nom pareil. Et là, j'étais assez fier de moi, car j'ai bien vu que ma question l'avait déstabilisée. Mais je me suis rapidement senti moins fier, parce que Fanny s’est fâchée. Elle s’est lancée dans un laïus offusqué :
– Comment ça, ça sort d'où ce nom, surveillez votre langage, jeune homme, comme si vous ne le saviez pas, quel manque d’éducation !
Et patati et patata.
Je n’ai pas tout compris, c'était loin d’être clair. Elle n'arrêtait pas de parler d'un musée qui était soi-disant à elle, et des soucis qu'elle avait avec ce bâtiment, trop petit, paraît-il, et des mesures qu’il lui fallait prendre sur le quai Perdonnet, pour agrandir ce fichu musée, et aussi des inquiétudes que lui donnait son mari, un dénommé Martin Johan, un type apparemment pas facile, qui fait du business à gauche et à droite. Bref, j’en ai entendu des vertes et des pas mûres. Qu’est-ce qu’il n’a pas fait, ce Martin Johan! J’ai bien essayé de détourner la cible. En vain. Paraîtrait que ce mari n’arrête pas de lui faire des histoires, si vous saviez, m’a-t-elle dit, et j’ai fait oui, oui, de la tête, des histoires pour un oui et pour un non. Toujours est-il que cette Fanny n’en démord pas. Elle l’a d’ailleurs reconnu :
– Non, monsieur l’agent de la sécurité territoriale, je ne lâcherai pas, jamais.
Bien entendu, je l’ai approuvée. J’ai dit :
– Vous avez raison, Fanny, vous ne devez pas lâcher, sous aucun prétexte.
Bien que je ne sache toujours pas ce qu’elle ne veut pas lâcher, ni même dans quel pays se trouve ce musée dont elle m’a rebattu les oreilles. Mais passons.
Par acquit de conscience, j’ai demandé où se trouvait ce peu commode Martin Johan. Quand elle a répondu à Hambourg, de sa petite voix pointue, je suis intervenu. J'ai dit :
– Halte-là!, si votre mari est un étranger, c'est que vous êtes une étrangère, vous aussi.
Elle n’a pas fait long feu pour me couper la chique.
– Qu'est-ce ça peut bien vous faire, de quoi vous mêlez-vous, jeune homme, mais qu’est-ce que c’est que ces questions stupides sur les étrangers ?
Et blabli, blablabla.
Puis elle m'a tenu tout un speech sur Vevey, et ça, je dois dire que c'était bon à entendre, carrément grandiose, on aurait dit qu’on se trouvait dans le cœur palpitant du monde, au point que j’ai commencé à regarder autour de moi, pour être sûr qu’elle parlait bien de la ville que j’avais sous les yeux. Je peux garantir que cette prétendue Jénisch aime Vevey par-dessus tout. Elle m’a confié sans hésiter que jamais elle ne rentrerait à Hambourg, que Martin Johan pouvait faire des pieds et des mains, la menacer et aussi la supplier à genoux, elle ne partirait pas. J’ai peut-être outrepassé légèrement le rôle dévolu à ma fonction, en reconnaissant avec elle, qu’entre Vevey et Hambourg, il n’y avait pas de quoi balancer longtemps, mais je l’ai dit.
Il faut admettre que la suspecte, et je l’écris ici en toutes lettres, preuve de ma bonne foi, est une femme terriblement attachante, je dirais même raffinée, d’un raffinement d’un autre temps, avec des yeux magnifiques, vert clair et rieurs. Par conséquent, je ne vois pas pourquoi nous autres, agents de la sécurité territoriale, nous devrions tout le temps jouer aux durs à cuire, juste pour avoir des rapports d’évaluation sans tache en fin d’année. Après tout, on a bien le droit de se promener sur le quai Perdonnet et de converser un peu avec des dames. C’est ce que je me suis employé à faire cet après-midi et, dans le mouvement, j’ai aussi prélevé une rose orangée sur l’une des plates-bandes publiques qui sont très bien entretenues. Je l’ai offerte à Fanny en disant que cette couleur lumineuse égaierait sans nul doute sa lourde robe noire, tout de même très habillée pour la saison et pour l’époque.
Madame Jénisch m’a remercié avec beaucoup de chaleur.
Je lui ai proposé de faire quelques pas, ce qu’elle a accepté d’emblée en me donnant le bras. C’est en marchant qu’elle m’a conté son enfance sévère, passée dans différents pays d’Europe. J’en retiens essentiellement que, dans sa famille, ça ne rigolait pas du tout. Du coup, je me suis demandé si une éducation trop stricte n’avait pas tendance à pousser les jeunes filles vers des carrières d’espionne ou d’étrangère infiltrée. Je regardais le tendre profil de ma suspecte, tout en retournant cette question dans ma tête, et j’ai fini par conclure qu’après tout, son Martin Johan d’époux étant ce qu’il est, il fallait bien que Fanny trouve à s’occuper hors des frontières maritales.
Mesures prises après intervention et identification
Je sens que, sur la base de ce rapport, des reproches pourront m’être adressés, et peut-être même des blâmes, horizontaux et verticaux. Toutefois, c’est en connaissance de cause que j’en prends le risque, non par esprit de fronde déplacé ou par inconscience caractérisée, mais bien parce qu’il n’était pas envisageable que je reconduise Fanny à la gare, en la priant de bien vouloir déguerpir de notre inviolable et non mesurable territoire, article 17, alinéa c,d,e,f,g,h.
Je reconnais noir sur blanc n’avoir même pas fait mention de l’article 17 devant la suspecte, ce qui constitue un oubli révélateur. J’avoue enfin qu’en la quittant le cœur lourd, à dix-huit heures passées, à cause de ce compte-rendu d’intervention qu’il me fallait encore rédiger, je l’ai suppliée de se montrer plus discrète à l’avenir. Je lui ai dit:
– Chère Fanny, tâchez de mesurer le quai Perdonnet avec davantage de retenue. Enfilez une paire de jeans et servez-vous d’un appareil numérique tout bête, rapport aux dénonciateurs susceptibles d’aller et venir dans les parages.
Elle me l’a promis avec un beau sourire.
Voilà, c’est à peu près tout. Sauf que Fanny m’a aussi invité à venir lui rendre visite dans ce bâtiment muséal qui, je commence à le croire, lui appartient bel et bien. Quand bon vous semble, a-t-elle ajouté. Il ne me reste donc plus qu’à localiser ce musée sur le globe et, quand ce sera fait, je n’hésiterai pas, sachez-le, à inscrire quelques croix sur le planning général des vacances, histoire de m’organiser bientôt un petit voyage dans le monde des arts.
Agent J-P.D./ 23h48
© catherine lovey
Ce texte est paru dans Le Malacologue, Livre d’Or, Denis Savary, en coédition Castagniééé-Musée Jenisch Vevey, 2007