Être oublié? Une destinée.

 

Est-il nécessaire de se casser la tête pour trouver des exemples de «malheureux» écrivains dont on a complètement oublié à la fois l’existence et l’œuvre? À mon avis, non. Il suffit de prendre des «marques» établies, par exemple Hugo, Tolstoï, Mann, Woolf, James, Moravia, Camus etcétéra, et de leur faire subir le test de réalité. Nul besoin d’équipement de laboratoire pour cette expérience. Quelques questions suffiront, que nous adresserons autour de nous, à des proches, des moins proches, voire à des inconnus, en insistant sur un seul point: leur franchise. Nous insisterons en effet pour connaître la vérité, quitte à ce qu’elle nous soit livrée sans lait ni sucre.

Or, elle le sera, je l’affirme ici.

Et elle ne sera pas belle à voir, comme toutes les vérités.

Certes, il existe de braves gens qui pourront jurer, sans avoir besoin de mettre la main sur le cœur, qu’ils ont en effet lu La Montagne magique du début à la fin. Et que non, ce n’était pas une lecture obligatoire à l’école. Ils ont aussi dévoré Guerre et Paix, connaissent la vie de l’auteur, le comte de Iasnaïa Poliana, comme si c’était celle de leur grand-père etc. Ces exceptions sont magnifiques. Elles réchauffent le cœur des écrivains et les incitent à continuer à croire que quelque part, Dieu seul sait où, il y a encore des lecteurs qui lisent vraiment. Mais pour le reste, ces exceptions se contentent de confirmer la règle: en réalité, personne n’a lu Les Misérables, et encore moins L’étranger, et encore moins Le Mépris. En revanche, tout le monde en a entendu parler, a vu des images (ça aide beaucoup à se rappeler, les films), sait qu’il s’agit d’auteurs célèbres (ça aide aussi énormément, la célébrité), se souvient que l’écrivain s’est suicidé ou cassé la pipe dans un terrible accident (le tragique est excellent pour la mémoire).
Et puis voilà.
Et puis ce sera tout.

Rien de vivant. Rien d’incarné. Rien de personnel, surtout, dans l’esprit de la majorité.

Tout simplement parce que la littérature est d’abord une affaire privée entre un lecteur et un livre, sachant que ce dernier lui est souvent tombé sous la main par hasard. Et sachant aussi que, trop occupé à lire, ce genre de lecteur se fiche de tout, y compris de savoir si la voix qui se cache derrière les lignes est oubliée ou non.

© catherine lovey, mai 2017

Ce texte a été publié durant l'été 2017 dans Literarischer Monat >