À Combray, avec Michel Voïta
Longtemps, le petit Marcel s’est couché de bonne heure. Parfois, à peine sa bougie éteinte, ses yeux se fermaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire : « Je m’endors. »
Puis Marcel a grandi, pâle, moustachu, asthmatique. Il a surtout écrit, calfeutré dans son lit, et son grand œuvre À la recherche du temps perdu > est devenu un monument.
C’est embêtant, les monuments. Trop hauts, trop larges, si massifs qu’ils en deviennent repoussants. Il arrive qu’on préfère laisser tomber, faute de savoir par où commencer, craignant surtout de n’en jamais venir à bout.
C’est pourquoi le comédien Michel Voïta a décidé d’attaquer cette Face Nord plutôt comme on s’y jetterait, depuis tout en haut. Non pour en finir avec lui-même ou avec ce mastodonte, mais pour essayer d’attraper le bon vent, celui qui se révélera capable de supporter le poids des ailes. Le poids des phrases.
Le pire, c’est que personne ne lui a rien demandé, à ce comédien. Pas de proposition venue d’un metteur en scène ou d’un producteur enthousiastes. Non, juste la motivation déraisonnable d’un acteur qui en a peut-être eu assez d’attendre – c’est aussi le métier – qu’on pense à lui pour tel et tel rôle.
Alors quoi ?
Alors du texte !
Bien, mais lequel ?
La Recherche, tant qu’à faire !
Oui, mais comment ?
En solitaire. Genre style alpin casse-cou, sans matos ni coéquipier.
Et depuis où ?
Eh bien, depuis le pied de cette montagne, qui est peut-être aussi son sommet.
Un homme s’endort, et le voici en train de recréer un monde. Les secondes deviennent des éternités. En se démultipliant, elles redonnent vie à des lieux, des visages, à un soleil rouge qui se reflète à nouveau sur une fenêtre. Un corps s’engourdit dans un lit, et c’est assez pour ramener sur le devant de la scène un défilé de flammes en veilleuse, de chambres plus ou moins accueillantes, et maman.
Cette même maman qui, ce soir, n’est pas encore venue nous dire bonne nuit et nous faire un bisou.
Sur scène, Michel Voïta n’est pas juste en train de dire des morceaux de Proust par cœur. En 2016, il ne s'agit pas seulement d'une performance de comédien, ce qui serait déjà admirable en soi.
On voit une chaise, une table, un verre d’eau, un livre qui n’a pas l’air neuf.
Et un homme qui entre dans un texte. Littéralement. Non seulement à l’intérieur du texte, en réalité au cœur de son écriture. Là où une cage d’escaliers ne se contente pas de puer le vétiver, mais où tant d’autres détails et sensations s’additionnent sans merci. Impossible de crier grâce. Impossible ! Car l’écrivain dans son lit était un homme malade qui n’avait plus de souffle. Du tout. Alors ce souffle, il se l’est fabriqué lui-même, avec des phrases qui sont des coureuses de fond, carrément des championnes olympiques de la respiration rentrée.
Si bien que l'acteur qu’on avait cru apercevoir sur scène est en réalité un petit garçon, virgules, appositions, juxtapositions, avec le corps et le visage d’un enfant, parenthèses, subordonnées, incises, prêt à tous les stratagèmes pour que sa maman quitte son satané dîner mondain. Et monte – enfin – l’escalier, pour rejoindre ce chérubin seul dans sa nuit.
Quels chemins faut-il emprunter pour passer d’une admirable performance d’acteur à l’incarnation physique d’une écriture ? Mystère. Seul le comédien concerné pourra le dire, et encore, s’il était seulement possible de percer à jour pareille alchimie.
Une certitude : plusieurs années se sont écoulées depuis la première de ce Combray, donné dans le minuscule théâtre des Trois-Quarts de Vevey. Des années qui semblent n’avoir été rien d’autre qu’une longue marche d’approche de cet Annapurna littéraire. Elles auront permis ce miracle que vous ne devez manquer à aucun prix.
Sur scène, avec le petit Michel V., la phrase proustienne n’essouffle plus personne. Une voix ample et familière nous met dans notre lit. Au rez-de-chaussée, ils sont tous en train de dîner avec Swann. Surtout maman, qu’on ne nous a pas laissé le temps d’embrasser ce soir.
La voix du comédien, assis sur sa chaise, à côté de sa table, de son verre d’eau et de son bouquin, n’est pas seule à recréer ce monde disparu. Une gestuelle l’accompagne, d’une grande simplicité. Ensemble, voix et gestes nous ouvrent la porte de la chambre. Et si nous y entrons comme dans la nôtre, c’est aussi parce que le travail de ce comédien est à l’image de cette écriture : d’une redoutable précision.
Quant au bisou, n’ayez crainte, le petit garçon finira par le recevoir, et vous aussi.
Extrait : « À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. »
Prochaines représentations de Dire Combray :
Théâtre de Valère, Sion, 6 octobre à 20h15 >
TKM, Lausanne, dimanche 9 octobre, 11h00 >