Hymne à ON,
puisque tout est de sa faute!
[temps de lecture: 20 minutes ]
Comment lire une langue si on ne connaît pas son alphabet?
Comment interpréter les résultats de sa prise de sang si on vit dans l’ignorance de ce que sont les éléments de base de notre métabolisme?
Comment mesurer les dangers d’une épidémie si nous n’avons pas la curiosité d’apprendre d’abord ce qu’est une épidémie?
Comment juger de la manière de maîtriser une épidémie si notre seule préoccupation est de savoir si on va pouvoir monter sur scène ce soir?
Aller au restaurant. Au club de sport. Dans l’avion.
Comment parler d’autrui si on ne l’écoute pas et qu’on ne parle que d’un seul sujet, à savoir soi-même et ce qui arrive à soi-même?
Comment réconcilier des vues opposées autour de ce qui est essentiel pour le bien public, lorsque chacun, à un titre ou à un autre, se trouve légitimé à exprimer ses besoins, ses craintes et son ras-le-bol?
Personne ne veut perdre son travail. Sa place. Ses opportunités. Ses projets.
Ses raisons de vivre.
Personne ne veut faire faillite avec son commerce. Rester coincé ici, en lieu et place d’aller là-bas.
À cause d’une bête aussi primaire, minuscule et invisible qu’un virus.
Personne ne souhaite ne plus pouvoir prendre ses proches et ses amis dans les bras.
N’avoir plus le droit d’accompagner ceux d’entre eux qui souffrent. Et parfois meurent.
Leur tenir la main, les réconforter, les embrasser, les rassurer.
Non, personne ne veut une chose pareille.
Ni se retrouver seul longtemps. Isolé. Empêché. Séparé.
Risquer de perdre la tête.
La perdre vraiment.
Il y a donc, d’un côté, tout ce que chacun d’entre nous ne VEUT pas.
Et de l’autre, il y a un virus qui a pris des proportions épidémiques et qui se fiche de ce que nous voulons et ne voulons pas, croyons et ne croyons pas.
La lumière ne nous interroge pas pour circuler à la vitesse qui est la sienne.
La tempête qui se lève non plus.
Si le pont est emporté, ceux qui attendent de traverser ne pourront pas le faire, indépendamment de ce qu’ils veulent et indépendamment de ce qu’ils croient. Si les récoltes sont détruites, personne ne pourra faire du commerce avec ce blé, ce seigle, ces pommes-de-terre inconsommables, quoi que chacun puisse prétendre.
Un virus dangereux et contagieux est comme la vitesse de la lumière, la tempête, le pont qui s’effondre, les récoltes pourries.
Il est.
Du verbe implacable être.
Lorsqu’un tel virus provoque une épidémie qui devient une pandémie mondiale, il entraîne sur son passage morts, maladies, misères sanitaires, économiques, sociales et psychologiques.
TOUJOURS.
Et ceux qu’il rend plus malheureux encore, sont ceux qui l’étaient déjà davantage.
Qu’on le veuille ou non. Qu’on y croie ou non.
C’est l’alphabet de base d’une épidémie.
De même que l’alphabet d’une guerre est de provoquer destructions, morts, blessures, misères économiques, sociales, psychologiques, sanitaires.
En faisant payer aux plus vulnérables le plus lourd tribut.
TOUJOURS.
Alors d’accord, un virus n’est pas équivalent à une guerre.
Quoi que…
Mais nombre de leurs effets, eux, s’équivalent.
L’abécédaire d’un virus destructeur demeure inchangé depuis des temps qui étaient trop récents pour avoir vu naître nos bi-bi-s-aïeuls.
Les humains tombent malades, parfois les animaux aussi; beaucoup meurent, d’autres font des complications, y laissent leur santé, et un grand nombre s’en sort. Parmi eux, ceux qui donnent le plus de fil à retordre: les porteurs dits sains du virus, qui ne développent pas la maladie, mais la transmettent.
En attendant, la douleur et les difficultés pénètrent chaque foyer, chaque communauté, et la peur. Tout est perturbé, bouleversé. Tout fonctionne moins bien, de plus en plus mal, devient tragique.
Incertain, par-dessus tout.
Malgré les jours qui passent, l’incertitude ne diminue pas.
Malgré les semaines, les mois.
À une époque qui remonte bien avant la naissance de nos bi-bi-bi-s-aïeuls, les populations se calfeutraient lorsqu’une étrange maladie contagieuse apparaissait. Elles subissaient des quarantaines qui, comme ce nom l’indique, duraient à minima quarante jours.
Les individus se protégeaient, en tout cas ceux qui pouvaient se le permettre, du mieux qu’ils pensaient, sur la durée.
Aujourd’hui, on n’a pas trouvé mieux.
C’est le b.a.-ba
Pourtant, en l’an 2020 du vingt-et-unième siècle, et encore en 2021, une partie des citoyens semble devenue incapable de le comprendre.
En tout cas une partie qui s’exprime haut et fort dans le monde dit développé.
Incapable de comprendre ces données basiques-là.
Ce qu’est un virus. Ce qu’est une épidémie. Ce qu’est une pandémie.
Ce que sont et font des chercheurs.
Comment un consensus scientifique se forme.
Pourquoi il est important d’en avoir un.
Et en quoi celui-ci n’a rien à voir avec une vérité définitive.
Incapable de comprendre surtout ce qu’est un temps long.
De l’accepter.
Un temps qui dure. Un problème qui dure. Et se prolonge malgré ceux qui en ont marre après dix jours et décident que la semaine prochaine, ils vont recommencer à vivre comme avant.
En 1914, des soldats sont partis sur le front la fleur au fusil. C’était presque une fête, cette guerre qui commençait. Il y a des photos qui montrent des familles françaises endimanchées en train d’accompagner leurs soldats sur les quais. Fières. Confiantes. Avec juste ce qu’il fallait de frissons. C’était une histoire de quelques semaines, ensuite les combattants reviendraient. Tous, ils seraient de retour, intacts, victorieux, et la vie pourrait continuer…
Même dans les pays où la plupart des citoyens sont bien éduqués et ont accès à de l’information solide, peu semblent maîtriser les lettres de l’alphabet.
Tenir à l’apprendre.
Même en Suisse.
On dirait que ceux qui prennent la parole souhaitent avant toute chose donner leur avis.
Exprimer leur opinion. Dire à quoi ils croient, à quoi ils ne croient pas.
À quoi ils choisissent de croire, pour des raisons de convenance personnelle, et à quoi ils choisissent de ne pas croire, pour les mêmes raisons.
Qui n’ont le plus souvent rien à voir avec des faits établis.
En Suisse, où une tenancière de restaurant, outrée, demande, face caméra: «Mais qu’est-ce qu’on veut de plus de nous? On a tout fait, le gel, l’hygiène, la distance entre les tables, tout!»
Qu’est-ce que ce ON veut donc encore ?
De plus?
De nous?
Car le virus n’est pas le principal problème.
Le problème le plus important, c’est ON.
Des responsables prennent des décisions. Ou n’en prennent pas.
Ces responsables sont les ON vers qui tout le monde se tourne.
ON se trompe. Se contredit. ON ne fait pas assez. Ou trop. Ou mal.
Que veut donc ON, à la fin?
De nous?
Que lui faut-il de plus?
Dans un pays éduqué et prospère comme la Suisse, une partie de la population estime avoir des comptes à rendre d’abord avec ON.
Pas avec le virus qui provoque une pandémie mondiale.
Si bien que les gens du spectacle veulent que ON ouvre les théâtres et toutes les autres salles.
Les écrivains et musiciens que ON permette les rencontres publiques et les festivals.
Les profs que ON les laisse enseigner dans les classes. Et sans masques, svp.
Les artistes et les spécialistes du marketing exigent que ON décrète que la culture est un bien essentiel.
Comme l’air, l’eau, le chauffage, le pain et le fromage.
Les restaurateurs que ON les laisse ouverts, une fois pour toutes.
Et les skieurs que ON ne les empêche pas de skier.
Les vacanciers d’aller sur les îles.
Les affairistes de s’affairer.
Et si ON, par malheur, décide que les uns peuvent continuer à s’activer et pas les autres, alors les autres crient à l’injustice.
À l’arbitraire!
Car l’enjeu, selon eux, n’est pas la réduction drastique des contaminations, recherchée sur la base de ce qui est déjà connu des modes de transmission – et en tenant compte de ce qui ne l’est pas – mais bel et bien ON qui, tout en ne pouvant savoir davantage que les scientifiques, devrait savoir, saperlipopette!
Pendant ce temps, les consommateurs exigent de faire leurs courses de Noël en grand, comme d’habitude.
Leurs courses de la Chandeleur et de la Saint-Valentin aussi, et celles des autres saints du calendrier.
Les vieux les plus menacés par le virus se taisent.
Nombre d’entre eux n’en continuent pas moins à serrer des mains. À embrasser qui ils veulent. Parfois, quand ils consentent à porter un masque au-dessous de leur nez, ils l’enlèvent pour mieux parler à leur interlocuteur.
Quant aux complotistes, ils exigent que ON arrête tout. Car le virus est une fabrication des élites visant à asservir la majorité. Et aussi à enrichir les firmes pharmaceutiques. La question de l’enrichissement est très importante dans ces milieux pleins d’obsessions. Ainsi que d’autres questions capitales ayant trait aux élites juives et à leurs complices qui sodomisent des enfants chrétiens et boivent leur sang, comme elles le faisaient déjà à l’époque où nos bi-bi-bi-s-aïeuls n’avaient pas encore vu le jour.
Et puis il y a ceux qui préfèrent s’en remettre à la nature et à ses innombrables vertus.
Ils sont à l’origine de milliers de prises de parole publique, vues et entendues des millions de fois, qui recommandent de refuser la chimie en général, les vaccins en particulier, et de renforcer ses défenses immunitaires par des moyens naturels.
Et c’est drôle, parce que les virus et les bactéries et autres parasites sont très naturels, eux aussi.
Par exemple, des virus et des bactéries qui ne sont pas chimiques pour un sou provoquent la poliomyélite, la tuberculose, la variole, le sida, la coqueluche, des cancers, des méningites, encéphalites, pneumopathies, rhumatismes, diphtéries et tant d’autres maladies qui ont fait mourir ou ont estropié à vie des centaines de millions de personnes.
Et le plus étonnant, c’est que l’histoire humaine avançant, il apparaît que ce sont bel et bien des mesures d’hygiène, des antibiotiques et des vaccins qui ont permis de contenir les infections.
Et de faire en sorte qu’à l’échelle de notre planète, nos vies ressemblent un peu moins à une longue suite d’épouvantables misères sanitaires, privées et publiques.
Le ministre de la santé d’un pays qui s’appelle la Suisse, et qui n’a aucune formation médicale, considère quant à lui que le virus SARS-CoV-2 doit laisser son pays suivre sa voie, qui n’est pas celle des autres, à son rythme, qui n’est pas celui des autres non plus.
En Suisse, ce ministre très occupé est aussi celui de la culture, de la prévoyance vieillesse, de la météorologie et de l’égalité hommes-femmes.
Il entend par conséquent que la communauté scientifique qui récolte et analyse les données épidémiologiques au fur et à mesure, en gère les incertitudes et établit les priorités les moins négociables, comprenne sans broncher qu’au bout du compte, c’est la politique qui décide selon son rythme propre.
Et selon l’absence de connaissances spécifiques qui lui est propre aussi.
Si bien que ce ministre de la santé et d’autres ministres de la politique sont allés jusqu’à décider que le virus étant peu présent à Glaris, alors Glaris pouvait prendre de moindres mesures de protection que Zurich, qui pouvait en prendre moins que Genève.
Un peu comme si les pluies étaient diluviennes dans un coin du pays, et les nuages absolument secs dans l’autre.
Parce que ce responsable et d’autres parmi ses semblables n’avaient pas encore compris, après des mois de pandémie, qu’il est assez peu probable qu’un virus qui s’est propagé en quelques semaines d’une province de la Chine à l’entier du monde – précisément parce que nous autres, les humains, ne cessons d’aller d’un méridien à l’autre – fasse la moindre différence à l’intérieur du timbre-poste territorial composé par Glaris, Zurich et Genève.
Mais un tel fait incontestable peut parfaitement ne revêtir aucune importance en Suisse.
Qui est un pays très spécial.
Tellement spécial qu’à l’intérieur de quelques kilomètres carrés, on trouve des différences notables.
Inexistantes ailleurs, bien entendu.
Cerise sur le gâteau, ou protéine Spike supplémentaire sur le coronavirus, ce ministre et d’autres ont continué, pendant des mois et des mois, à affirmer que les enfants ne sont pas une source importante d’infections.
Ils ont préféré penser ainsi tout en préférant que les enfants ne soient pas testés.
Aussi longtemps qu’on ne teste pas dans les écoles, on ne risque pas de trouver d’infectés dans ces lieux.
Ce ministre et d’autres ont aussi préféré ne pas lire les études qui montrent qu’au contraire, les enfants sont des agents transmetteurs très sérieux.
Le fait que ces études l’attestent depuis des mois et des mois n’a aucune incidence sur ce ministre ni sur les autres.
Le fait que les parents du monde entier constatent, au moins depuis l’époque où les dents de lait de nos bi-bi-bi-s-aïeuls n’avaient pas encore poussé, que ce sont leurs rejetons qui ramènent de la crèche et de l’école tous les virus et bactéries possibles, qui rendent malade ensuite le reste de la famille, ne pèse pas non plus.
Il en va de même pour d’autres études qui postulent avec un haut degré de certitude que la contamination par aérosols est importante.
Essentielle, en réalité.
Mais la politique n’est pas la science.
Elle peut donc s’arranger plus facilement de tout ce qui n’a aucun fondement scientifique.
En Suisse, ce ministre et d’autres tiennent, avant toute chose, à croire que la Suisse est un pays très singulier.
Qui sait se laver les mains.
Qui aime aussi travailler par fax.
Plutôt que d’intégrer les données essentielles en temps réel, les analyser, et fixer des buts clairs, cohérents, communiqués en toute transparence aux citoyens responsables.
Un pays brillant, donc.
Bourré de différences intercantonales et intra-cantonales. Et intercommunales et intra-communales.
Sans compter que d’un côté et de l’autre de la rivière, rien n’est pareil non plus.
Et nous aussi, dans ce pays étincelant de réussites et de contrastes, nous sommes nombreux à préférer les choses telles que nous les imaginons, plutôt que telles qu’elles sont.
Depuis toujours, les choses sont hyper embêtantes, à force d’être telles qu’elles sont.
Et pour ce virus, c’est pire.
Les virus mènent leur vie d’agent infectieux. Ils se répandent au fur et à mesure qu’on ne leur oppose pas de résistance sérieuse.
Grâce à ces réussites propres à leur vie virale, ils mutent.
À force de muter, ils changent.
Et produisent des variations d’eux-mêmes, plus infectieuses ou dangereuses.
Ou plus infectieuses ET dangereuses.
Qui compliquent la vie du monde entier.
Sauf celle des Suisses qui continuent à prendre les routes d’assaut pour aller skier.
Sauf celles des touristes qui viennent en avion, en train et en voiture dans le seul pays qui n’a pas interdit le ski en temps de pandémie.
Et qui ont pu débarquer chez nous sans test, sans contrôle, sans suivi, pendant des semaines et des semaines.
En tant que pays truffé de particularités, la Suisse n’a pas besoin non plus de regarder comment ça se passe ailleurs pour prendre ses décisions.
Une partie des responsables et des citoyens préfère continuer à analyser pourquoi la Suisse est si différente et si spéciale, plutôt que de voir comment on s’y prend ailleurs.
Par exemple contre un virus.
Et si des pays qui sont beaucoup plus grands que l’Helvétie en nombre d’habitants, ou même de taille comparable, et en tout cas similaires du point de vue de la qualité de leur système de santé, enregistrent proportionnellement beaucoup moins d’infections et de morts, et n’ont pas dû, proportionnellement toujours, restreindre et endommager autant leurs activités économiques et sociales, eh bien cela ne veut pas dire grand-chose.
En Suisse.
Notamment parce que ces pays sont différents.
La preuve étant qu’ils s’appellent Taïwan ou Australie ou Finlande ou Japon ou Norvège ou Nouvelle-Zélande ou Corée du Sud ou Vietnam.
Ou même Allemagne ou Autriche ou Israël.
N’est-il pas évident que la caractéristique principale de ces nations est de ne pas être la Suisse?
L’avantage, quand on est très spécial, c’est qu’on n’a pas besoin de se comparer.
C’est même inutile.
Et le plus formidable, c’est qu’un virus devenu endémique finira bien par comprendre, lui aussi, qu’il ne va pas pouvoir faire le malin dans une contrée aussi remarquable que la Suisse.
Il faudra qu’il s’adapte aux conditions locales!
Hélas, pendant tout le temps où le virus mondial refuse d’abdiquer face aux spécificités helvétiques, des politiques et des partis politiques et des gens importants se fâchent contre le ministre de la santé qui a fini par comprendre que les choses n’étaient pas aussi simples qu’il avait préféré lui-même le croire.
Pauvre ministre intelligent à retardement!
Quantité de gens dont la voix porte vitupèrent ce responsable, parce qu’il n’a pas la poigne d’en finir avec l’incertitude.
Il ne sait pas dire où nous en sommes exactement et où nous allons sans l’ombre d’un doute.
Il refuse de préciser quand tout ceci s’arrêtera, d’indiquer la date et l’heure à laquelle nous pourrons recommencer à vivre.
Beaucoup estiment que ce politique doit rendre les clefs de son ministère afin qu’un autre mâle plus déterminé décrète la fin des ennuis.
Sans tarder.
Dès que les chiffres de contamination – astronomiques pour un si petit pays – baissent à nouveau.
Et d’ailleurs, ils baissent !
Cette seule donnée suffit à ceux qui n’ont toujours pas eu le temps d’ouvrir l’abécédaire des épidémies.
À cause de leur position importante, de leur voix importante, de leur travail très important.
Ou peut-être de leur manque de curiosité.
Ou d’humilité.
En tout cas, ils n’ont toujours pas compris que c’est parce qu’on a ré-ouvert en grand, à peine les infections baissaient, qu’on s’est retrouvés dans la situation dans laquelle nous sommes, où il a fallu à nouveau refermer un peu, puis fermer beaucoup.
Et où il faudra encore fermer et refermer.
Et rendre les citoyens à chaque fois plus désespérés.
Ils ne parviennent ni à concevoir, ni à admettre, qu’un nouvel infecté plus un nouvel infecté plus un autre et encore deux autres constituent une mauvaise nouvelle pour une si petite population.
Cinq nouveaux infectés.
Pas cinquante. Pas cinq cents. Pas cinq mille.
Une mauvaise nouvelle, qui ne tardera pas à devenir très mauvaise, si ces cinq nouveaux malades ne sont pas isolés, tous leurs contacts retracés et mis en quarantaine sans la moindre exception.
Et que de mauvais à très mauvais à catastrophique, il n’y a que le pas tranquille de quelques semaines.
À cause d’un phénomène propre aux épidémies, qui fait que si on attend que ce soit grave pour commencer à se persuader qu’il faudrait éventuellement prendre des mesures plus fermes, eh bien il est trop tard.
Beaucoup.
Trop.
Tard.
Ainsi que l’ont expliqué dès le début de la pandémie des personnes qui ne croient à rien de particulier, mais qui ont étudié dans le détail la propagation d’autres virus destructeurs.
Qu’à cela ne tienne!
Après la première vague et après la deuxième, et à la veille de la troisième qui est sans doute bien emmanchée, le nombre de bienheureux ne semble pas diminuer en Suisse.
Des ténors bienheureux qui réclament de simples feux de circulation.
Comme il en existe pour gérer n’importe quel trafic.
Des sémaphores font tout à fait l’affaire, selon eux,
contre ce virus dangereux.
Quelques minutes en position rouge,
et puis hop, ça passe au vert!
Pendant ces temps troublés où toutes sortes de ON s’en prennent à d’autres ON jusqu’à remonter vers le ministre de la santé et ses collègues, qui n’ouvrent pas l’économie comme il faudrait bien l’ouvrir tout de suite selon eux, d’autres intervenants publics alertent à propos de la détresse psychologique qui serait en augmentation verticale et exponentielle.
Et en effet, elle semble l’être.
Chez les enfants. Chez les jeunes. Chez les vieux. Chez les moins jeunes.
Et peut-être bien chez les femmes – mais on ne le précise pas – sur lesquelles presque tout retombe de ce qui est indispensable à l’ordonnancement de la vie de tous les jours, comme c’était déjà le cas avant que nos bi-bi-bi-s-aïeuls n’émettent leur cri primal.
Ces lanceurs d’alerte réclament, eux aussi, qu’au nom de cette détresse, qualifiée d’épidémie dans l’épidémie, les mesures de restriction soient levées au plus vite.
Un peu comme si, pendant une guerre classique, ils en appelaient à leurs autorités afin que celles-ci interviennent auprès des assaillants pour qu’ils cessent leurs bombardements, sous prétexte du désarroi énorme de la population.
Mais ce virus est un gros lourdaud.
Il ne l’est pas moins que ne le sont les bombes et autres méfaits guerriers.
Il se moque des enfants qui souffrent. Des adolescents qui souffrent. Des vieux et des moins vieux.
Il ne cherche qu’à infecter le plus de monde possible, quitte à se déguiser et s’enhardir au fur et à mesure du passage des semaines, tant qu’il y aura assez d’individus négligents ou imprudents ou malchanceux ou malgré eux dépourvus de choix de vie et de protections, pour se faire infecter.
Et parmi eux, assez d’irresponsables ou d’autres, qui se croient indispensables,
pour se taire,
et faire comme rien ne leur était arrivé.
Plus le virus se montre insensible aux suppliques que nous lui lançons, nous tous qui ne voulons ni mourir, ni souffrir, ni tomber en ruine, ni perdre la raison,
plus il devient difficile pour ON de nous dire la vérité.
Ce même ON qui a tellement voulu nous ménager jusqu’ici.
Comme on ménage des enfants.
Ces êtres primaires et inachevés que nous sommes à ses yeux, présumés incapables d’entendre la vérité brutale.
Abrupte.
De l’entendre et de la supporter,
cette vérité pourtant contenue dans l’abécédaire des épidémies dangereuses,
consultable en tout temps, par chaque esprit curieux.
La vérité – atroce – du temps long.
Celui-là même qui s’éternise.
La vérité – cruelle – des incertitudes.
Celles-là mêmes qui se creusent encore malgré tout ce qui a pu être découvert en un temps record.
La plate vérité des erreurs inévitables.
Assortie de la reconnaissance de celles qui étaient évitables, et qui n’ont pas été évitées, parmi d’autres ratages et ratés.
Et celle encore des demi-mensonges, et des mensonges, et des euphémismes, et de tout ce qui continue à être tu,
plutôt qu’ouvertement assumé,
en tant que choix réfléchi par les autorités,
à propos des enfants laissés à l’école,
à propos du bien public, à propos des intérêts privés.
C’est pourquoi ON préfère marteler que la vaccination avance à la vitesse d’une chenille à cent mille pattes et que bientôt, tout sera terminé.
ON insiste beaucoup là-dessus.
Derrière son masque, entre ses vitres de protection récemment installées, ON y croit.
À la leste chenille, à l’efficace piqûre, à la prochaine fin des ennuis.
Sauf que dans les faits et à ce stade, nous autres voyons bien que la vaccination avance plutôt à l’allure d’un asticot qui se tord.
Chez nous et dans le monde.
Et pire encore dans le monde qui n’a pas les moyens.
Dans les faits et à ce stade encore, nous autres qui avons de la mémoire et sommes plongés dans l’abécédaire des épidémies, plutôt que de croire et de ne pas croire, nous nous souvenons que les scientifiques sérieux ont averti dès le début que les coronavirus étaient connus pour donner beaucoup de sueurs froides aux vaccinateurs.
Ils ont aussi prévenu que les pouvoirs publics qui miseraient sur les seules injections, plutôt que sur la traque systématique, le suivi et la mise en quarantaine de chaque infection nouvelle, s’en repentiraient.
Le concert cacophonique peut donc se poursuivre.
La toccata des voix qui exigent tout et son contraire,
des feux de circulation bloqués sur le vert,
des vaccins à avaler avec la tartine du petit déjeuner,
l’écorchage des pangolins,
celui des scientifiques et de certains ministres.
La sérénade de celles qui, pleines d’une béate confiance,
réclament des preuves incontestables,
capables de montrer que jamais,
un seul être humain,
au grand jamais,
se serait infecté dans un théâtre respectant les mesures de protection, sur une piste de danse les respectant aussi, dans une télécabine, une boutique, un restaurant, un club, un stade, comme si cet humain avait reçu, au moment pile de la contamination, un bidon de peinture translucide sur la tête.
Et comme aucun malade n’est en effet arrivé à l’hôpital avec des marques de peinture, mais seulement des symptômes respiratoires inquiétants,
la preuve est faite, pour ces voix d’alto et de contralto, que jamais quiconque n’a été infecté dans des lieux et des événements dont elles réclament la réouverture immédiate.
Et là-bas, dans le fond, les voix de chœur du requiem,
répètent comme elles l’ont toujours fait,
que virus ou pas virus,
il faut que la vie continue,
non mais!
Il faut que les vieux meurent, et tant pis, parce que quand on est vieux, on meurt.
Et que si des plus jeunes meurent aussi du virus, ce n’est pas un drame, parce qu’ils étaient sûrement déjà malades d’autre chose, et que quand on est malade, il arrive qu’on meure.
Et que si des plus vieux et des plus jeunes ne sont pas bien à long terme à cause de ce virus, c’est la destinée humaine, il y a toujours quelque chose qui chicane dans la vie, faut arrêter de croire au père Noël!
Et que d’ailleurs, en 1918 et 1919, des millions sont morts de la grippe espagnole, et ça n’a rien changé.
Ils sont morts en plus de tous ceux qui étaient déjà crevés et fracassés à cause de la guerre.
Et ça n’a pas fait bouger d’un millimètre l’orbite de la terre.
À quoi s’ajoute le fait que presque soixante millions de personnes meurent déjà chaque année sur cette planète surpeuplée.
Soixante millions à peu près, on n’en sait trop rien, tant il y a de pays qui comptent à peine leurs morts, à peine leurs nouveau-nés.
Mais grosso modo, une Italie entière disparaît chaque année dans les cimetières,
et ça ne change rien à rien.
Un mort de plus, un mort de moins.
Un million de plus, ou deux ou trois ou quatre ou cinq.
Après tout, on s’en fiche de la mort, pourvu qu’on ait notre vie.
Et après tout encore, la mort fait partie de la vie.
Surtout de la vie des autres.
Des autres qui ont moins de choix, de chance. De moyens.
Oui. Surtout.
S’il subsistait un espoir, à l’heure où je termine l’écriture de ce texte (17 février 2021),
ce serait que même dans ce pays si singulier qui s’appelle la Suisse,
vivent assez de personnes qui pourraient, par exemple, constituer une majorité.
Silencieuse.
Discrète.
Responsable.
Dont la caractéristique principale tiendrait au fait que,
sans tenir à faire savoir que,
ni même à donner son opinion personnellement personnelle,
sa conviction absolument convaincue,
cette majorité a compris que nous sommes dans la merde,
et se comporte en conséquence.
En assumant au quotidien les incertitudes liées à ce virus, cette pandémie, cette maladie,
ces désastres,
comme elle le fait déjà tous les jours face à l’ensemble des autres incertitudes,
difficultés, contrariétés, injustices,
qui constituent précisément sa vie.
En agissant du mieux qu’elle peut,
en tenant bon,
malgré le chagrin, les soucis, les privations, les angoisses.
La solitude.
En se protégeant et en protégeant les autres, en veillant sur les proches,
petits et grands.
En se montrant solidaire.
Patiente.
Résistante.
L’espoir, encore, que cette majorité silencieuse de la Suisse se trouve renforcée,
comme dupliquée, voire multipliée,
par l’existence quasi miraculeuse,
d’autres majorités silencieuses,
dans des pays voisins ou plus éloignés.
Et que cette réalité hypothétique et néanmoins probable,
coincée sous le mur du son,
médiatique,
et des réseaux sociaux,
mais bel et bien posée ici, devant nos yeux,
aussi invisible que le virus,
se trouve seule garante du fait que non sans dégâts, non sans désastres et non sans conséquences, nous finirons par en sortir.
D’autant que pour une fois, nous ne sommes pas en guerre,
puisque l’ennemi nous est à tous commun.
Nous ne sommes pas les uns contre les autres,
en principe,
par principe,
et dans les faits.
Nous sommes ensemble face au même problème,
que nous avons contribué – tous – par nos insatiables modes de vie,
à créer, à laisser s’échapper, se disséminer.
Oui, nous en sortirons,
avec ou sans ON,
avec ou sans celles et ceux qui préfèrent croire ce qui les arrange,
avec ou sans, c’est égal.
Un peu comme cela se passe,
au fond,
depuis l’époque où nos bi-bi-bi-s-aïeuls ne mangeaient pas à leur faim.
Et un peu mieux si possible,
mieux qu’à ces tristes époques passées,
puisque nous sommes à la nôtre,
en plein dans notre sidérante modernité,
tandis que nos prédécesseurs n’avaient pas cette chance.
Et que tout de même,
depuis le temps,
une ou deux choses, nous daignons les avoir comprises, non?
© catherine lovey, le 17 février 2021