La longue histoire de l’homme qui n’existait pas
Réflexions autour du livre de Katrine Marçal, Le dîner d’Adam Smith (Les Arènes, 2019) qui a pour ambition d’expliquer comment le libéralisme a zappé les femmes, et pourquoi c’est un gros problème.
L’économie se fait appeler la science économique pour laisser entendre qu’elle est aussi incontestable qu’une équation d’Einstein. En essayant de comprendre comment nous fonctionnons, nous autres, les humains, les économistes ont pour ambition de bâtir des systèmes qui fonctionnent à leur tour : trains à l’heure, poissons frais sur les étals, salaires payés, dans des monnaies stables et reconnues, autoroutes réparées, smartphones en état de marche, réseaux wifi à l’avenant, et tutti quanti.
De la même manière que, dans les laboratoires de recherche médicale, des rats et des souris sont utilisés pour tester certaines molécules, la science économique a eu besoin d’un sujet d’expérimentation. Elle a découvert très tôt que les rongeurs ne feraient pas son affaire, sans doute parce qu’il ne leur viendrait jamais à l’esprit d’enclencher le réveille-matin, d’aller au boulot, encore moins de sortir une carte de crédit pour payer leurs graines quotidiennes. Afin d’asseoir sa crédibilité, cette «science» a donc décidé que son cobaye ne pouvait pas être autre chose qu’un humain, si parfaitement modélisé qu’il serait capable de tous nous représenter, en dépit de nos différences.
C’est pourquoi elle a créé l’homme économique, objet de sa plus grande attention.
Dans son livre qui vient de paraître en français, la journaliste et écrivain suédoise Katrine Marçal, spécialiste de politique financière internationale et aussi du féminisme, tire le portrait de cet homme célèbre, dont nous dépendons tous, car c’est pour lui que des décisions sont prises à tous les niveaux, politique, économique et social.
Marçal ne dresse pas ce portrait à partir de son imagination, mais en remontant aux sources des textes et mouvements qui ont assis la science économique moderne. Autrement dit, à partir des théories qui l’ont le plus influencée, des penseurs qui ont été les plus reconnus, des écoles qui ont été prises au sérieux, et dont les préceptes ont souvent été mis en œuvre dans le quotidien de nos sociétés dites développées.
À quoi ressemble cet homme?
Eh bien, le voici: les yeux à peine ouverts, notre gaillard se met chaque matin à la poursuite d’un seul et unique but, à savoir son intérêt. Qu’il fabrique des croissants ou des steaks, n’allez surtout pas croire qu’il le fasse pour être sûr que nous ayons à manger. S’il façonne ses croissants à merveille ou taille dans sa viande d’une manière habile, ne croyez pas non plus qu’il s’y efforce afin que nous soyons contents. Non, l’homme économique est un être simple. D’une simplicité extrême, à dire vrai. Il sait que si ses croissants sont beaux, il en vendra davantage. Un point. Et qu’il gagnera plus d’argent. Cette ambition lui suffit largement. Du matin au soir, l’existence de notre personnage est donc tout entière dévolue à la poursuite de son intérêt. Ensuite, il dort un peu, bien que la science économique ne le précise pas, concentrée qu’elle est elle-même sur l’étude du self interest, en tant qu’alpha et oméga du comportement humain.
sans émotion, sans corps
Katrine Marçal a cherché à savoir où, dans notre société, pouvait bien se trouver un tel homme, si rationnel, si détaché, sans famille, sans émotion, sans angoisse, et pour tout dire sans corps. Elle a bien regardé, et elle ne l’a pas trouvé. Même en regardant bien, et même en regardant les hommes, c’est-dire les mâles, qui sont en général des modèles tout à fait appropriés pour cette science. En les observant, elle a remarqué qu’il leur arrivait aussi d’être irrationnels. Par exemple, qu’ils laissaient des pourboires dans des restaurants où ils étaient pourtant certains de ne jamais revenir. Qu’ils acceptaient parfois de collaborer pour la beauté du geste, sans recevoir d’argent ni de gratifications. Et surtout qu’ils avaient, eux aussi, des soucis liés à d’autres êtres humains faisant partie de leur vie, ne serait-ce qu’une mère dont tous, sans exception, sont nés.
L’inexistence, dans la réalité, de cet homme dont la science économique prend pourtant le plus grand soin, a amené l’auteur du Dîner d’Adam Smith à chercher mieux, et à découvrir que l’individu en question correspond exactement à un bambin de moins de cinq ans d’âge mental. Il est en effet établi qu’en-dessous de cinq ans, les petits enfants sont incapables de tenir compte d’autre chose que de leurs besoins. Par exemple, ils ne manifestent pas la moindre empathie envers le teint terreux de leur mère en sévère manque de sommeil. Puis ils grandissent et comprennent peu à peu, non sans hurler et se jeter à terre, qu’ils ne sont pas seuls au monde.
C’est ainsi que Marçal établit, preuves à l’appui, que les bases de la science économique ont été fondées sur des principes applicables à des enfants encore tout petits, par des adultes dont il est assez logique de soupçonner que leur propre âge mental ne doit pas voler bien au-dessus. La Suédoise s’est demandé comment une telle stupidité avait été non seulement possible, mais avalisée par une discipline se présentant comme sérieuse.
Pour trouver une réponse, elle s’est tournée vers le philosophe écossais Adam Smith, considéré comme le père de la science économique – et aussi de la main invisible – et qui, dans La Richesse des nations, sa somme publiée en 1776, se pose notamment la question de savoir en vertu de quoi son repas arrive tous les jours, pile à l’heure, sur sa table. Smith aborde quantité de sujets aussi passionnants que vastes dans son texte et n’est pas avare de nuances, encore moins de profondeur. Mais pour le repas sur la table, il a trouvé une réponse simple: le steak se retrouve tous les soirs devant ses yeux, cuit à point et à portée de sa fourchette, parce que le boucher a poursuivi son intérêt personnel, en faisant en l’occurrence du commerce avec de la viande. Ainsi la discipline économique, encore dans son berceau à cette lointaine époque, a-t-elle pu, grâce aux interprétations successives de grands penseurs réfléchissant à des questions semblables, devenir une machinerie scientifique logique, rationnelle, prévisible, basée sur des bouchers, des boulangers et tant d’autres professionnels en train de poursuivre – comme un seul homme – leur seul intérêt.
La Maman du Monsieur
Katrine Marçal n’est pas l’unique chercheuse intéressée par cette discipline à être remontée aux sources des textes. En revanche, et il est à craindre qu’une des raisons soit liée au fait qu’elle est aussi une de ces féministes du nord décomplexée, elle s’est posé une question jusqu’ici jamais abordée: qui était donc la mère du père de l’économie moderne?
Et là, bingo!
Contrairement à l’homme économique qu’elle n’est jamais parvenue à trouver, la journaliste suédoise a réussi à mettre la main sur Margaret Douglas, la maman du célèbre Adam Smith. Cette femme apparaît sur un portrait peint en 1778, alors qu’elle était âgée de 84 ans. Encore une femme devenue vieille! Extrêmement vieille, compte tenu de l’espérance de vie à cette époque. La vaillance de sa maman a dû beaucoup réchauffer le cœur de son fiston, qui mourra lui-même en 1790, à l’âge de 67 ans. S’il n’est pas rare que la capacité des mères à faire mentir les chiffres pourtant inscrits dans les tables de mortalité réjouisse leurs enfants, Adam S. avait une raison supplémentaire d’en être ravi: il était vieux garçon. Si bien que toute sa vie, il a vécu avec sa maman, qui a pris soin de lui tous les jours, bien au-delà du temps habituellement dévolu à un être de sexe féminin pour s’occuper des chaussettes sales de son rejeton. Margaret était d’apparence très austère. Il faut croire que sa morne vie de femme devenue veuve très tôt y était pour quelque chose. Elle était beaucoup plus jeune que le papa d’Adam Smith, qui mourut deux ans après le mariage, alors que le futur auteur de La richesse des nations était encore en gestation dans le ventre de la veuve éplorée.
Or, et ceci constitue sans nul doute un apport fondamental de Katrine Marçal à la science économique contemporaine, on peut passer toute une vie avec sa maman, sans jamais la voir. En particulier, sans prendre la peine de relever tout ce qu’elle fait pour nous. Sans noter, par conséquent, tandis que pour des raisons professionnelles, on est précisément en train de rechercher les facteurs économiques qui expliquent que, chaque soir, un steak est déposé dans son assiette, sans même noter donc qu’au-delà du travail réalisé par le boucher à la poursuite de son intérêt personnel, sans oublier le paysan à la poursuite de ce même intérêt à travers son bœuf, il y a le travail de celle qui a pensé au repas, est allée faire les courses, a préparé non seulement le steak mais aussi la purée de pommes de terre et les petits pois écossés par elle-même, a dressé puis débarrassé la table, et s’est préoccupée du repas suivant, trois fois par jour au minimum, chaque jour de la vie, jusqu’à ce que mort s’en suive, et aussi de la lessive, et du ménage, et du soutien et de la consolation de ce fils célibataire, harassé par toutes les grandes questions qui donneront naissance à rien de moins qu’à la science économique.
L’amour, ah! l’amour!
Ce phénomène de profonde cécité chez un grand penseur pourtant doté d’excellents yeux et d’un cerveau en état de marche n’a pas frappé que le philosophe écossais. Il s’est emparé de centaines de millions d’hommes à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui, s’acharnant en particulier sur les économistes. Un fait d’autant plus dommageable que ce sont eux qui prétendent calculer, au plus juste, tout ce que nous autres, les humains, produisons. Et voilà comment nous en sommes arrivés à ne jamais prendre en compte le gigantesque travail quotidien réalisé en majorité par des femmes, partout dans le monde. À ne jamais lui donner une valeur économique. À ne jamais l’inclure, par conséquent, dans les chiffres pourtant censés mesurer le développement et la richesse des nations. (consulter ci-dessous le lien de référence No 1)
Il existe une raison qui a favorisé le déploiement en épidémie de cette infirmité oculaire. Une raison en quelque sorte sentimentale, et pas du tout, comme on pourrait s’y attendre, d’emblée misogyne. La sentimentalité n’est en effet pas absente des dures têtes des économistes, relève l’auteure suédoise. Cette raison, c’est l’amour. Les économistes mâles savent très bien que les femmes sont terriblement douées pour l’amour, et qu’elles le prodiguent volontiers. Aux petits, aux grands, aux vieux, aux jeunes, aux êtres en bonne santé, en mauvaise santé, aux plantes, aux animaux, sans compter. Les économistes attendris ont trouvé cela très beau. Et ils n’ont pas voulu que tant d’amour soit sali par leur triste science, à savoir la science économique. Raison pour laquelle ils ont établi, dès le départ, que l’économie devait s’occuper de production strictement, et laisser à l’amour le territoire de l’amour, c’est-à-dire sans chiffres, sans équation, sans valeur comptable.
Mais là encore, ces mêmes messieurs sont pris en flagrant délit d’aveuglement. Ils n’ont pas vu que l’amour n’était pas seulement constitué par des échanges de regards tendres, durant quelques secondes, et des caresses et des bercements, durant quelques minutes, mais bel et bien par des heures et des heures de serpillère, de lessives à la fontaine, de repassage avec des fers brûlants, puis peu à peu, de rendez-vous chez le pédiatre, chez le pédopsychiatre, d’attente dans les embouteillages, dans les supermarchés, ainsi que de quantité d’obligations quotidiennes qui suffisent à remplir une vie entière. Non, les économistes, pourtant spécialistes du décorticage de notions aussi difficiles que l’offre, la demande, le prix etc. n’ont jamais eu la curiosité de décomposer l’amour, pour voir de quoi il était constitué au juste.
Le marché sait tout. Il sait aussi pourquoi
À un moment donné de l’histoire, et il fallut attendre la deuxième moitié du XXe siècle, certains économistes ont commencé à se dire que, l’air de rien, les femmes travaillaient quand même un peu, en plus de tout l’amour dont elles s’occupaient. Ce qui est bizarre, c’est que les chercheurs qui s’en sont préoccupés appartenaient à l’École dite de Chicago, celle-là même qui sut inspirer des gens comme Ronald Reagan et Margaret Thatcher, en les enjoignant de couper dans les aides publiques, afin que les pauvres – parmi lesquels une majorité de femmes et d’enfants – se portent mieux. C’est en tout cas ce qu’avait garanti leur formidable modèle théorique… Examinant en profondeur la situation des femmes sur le marché du travail, l’École de Chicago en était arrivée à la conclusion que si elles étaient beaucoup moins payées que les hommes, c’était parce qu’elles le méritaient. Le marché l’avait décidé. Ce même marché qui a toujours raison, et dont personne ne saurait mettre en doute l’objectivité, ni la parfaite neutralité, surtout pas les êtres de sexe masculin qui le font fonctionner. Le marché sanctionne donc à raison le fait que les femmes n’arrêtent pas de lambiner au boulot, qu’elles sont moins productives, moins ambitieuses, et pour tout dire moins capables – n’est-ce pas? – sans doute aussi en raison des tâches sans fin qu’elles accomplissent au nom de l’amour. Tâches sans valeur économique, et dont il ne valait toujours pas la peine d’essayer de mesurer le prix, y compris aux yeux des modernes économistes américains. Katrine Marçal affirme que cette école tournait en boucle. On lui laisse la responsabilité d’une affirmation si théâtrale.
L’argument des économistes de Chicago peut paraître démodé, voire choquant, vu du monde dans lequel nous nous trouvons. Il n’en est rien. En Suisse même, des acteurs de l’économie et de la politique, aussi bien des hommes que des femmes, continuent à affirmer que si une femme parvenue (par miracle, ndlr ) à un poste de direction élevé, voire à un poste de PDG, se retrouve beaucoup moins payée que son prédécesseur (ce qui est systématique encore aujourd’hui ndlr) c’est parce qu’il y a peu de représentantes de ce sexe dans ce genre de postes. Autrement dit, cette discrimination se justifierait par le fait que le marché, en quelque sorte désemparé face à ces professionnelles inhabituelles, n’aurait d’autre choix que de les dévaluer, objectif et impartial comme il l’est ! Ces mêmes idolâtres du marché tout puissant et omniscient ne se posent jamais la question de savoir pourquoi celui-ci devrait payer moins une responsable qui assume exactement les mêmes fonctions, et par conséquent responsabilités, que son prédécesseur, juste parce qu’elle est une femme ? Ni pourquoi, face à la rareté des femmes occupant des fonctions élevées, ce même marché « choisit » de les rémunérer beaucoup moins, alors qu’il pourrait au contraire les payer davantage que des hommes, au nom du principe économique stipulant que tout ce qui est rare est cher.
Vigoureuses et dépourvues de complexes comme elles l’étaient, les racines de l’École de Chicago ont eu l’occasion de s’étendre très loin sous la terre, jusqu’au sein d’une florissante économie alpine, et d’y demeurer vivaces.
Tous dépendants!
Forte de ses découvertes successives, Katrine Marçal postule que la compréhension du monde en général, et du monde productif en particulier, ne doit – d’urgence – plus être laissée à des esprits aussi simples, à fortiori à des yeux aussi bigleux, que ceux des économistes. Car si le héros de la science économique, c’est-à-dire de la fable économique, est avec certitude l’homme économique, la caractéristique première de ce dernier est de ne pas être une femme, assène l’auteure. Traduction : ce que les théories économiques refusent d’intégrer, c’est notre dépendance. Celle-là même qu’Adam Smith et ses arrière-petits-cousins jusqu’à aujourd’hui n’ont pas voulu voir, avec leur histoire de steak qui arrive cuit sur la table grâce au boucher qui veut gagner de l’argent. Tous, nous dépendons les uns des autres, quel que soit notre sexe. Si personne ne nous prend dans ses bras lorsque nous sommes nourrissons, nous mourons. Ainsi commence notre vie humaine, et ainsi se poursuit-elle. Jusqu’au bout. Que nous le voulions ou non. Pour que l’économie qui rapporte de l’argent fonctionne, il faut qu’une autre économie tourne à plein régime, et en même temps : celle qui met au monde, prend soin, veille à tout, et qui sert le steak chaud sous le nez des grands savants tous les jours. L’économie d’argent dépend de l’économie du soin, et vice versa. Et si cette économie dite parallèle a toujours été négligée en tant que source de valeur, les mathématiques n’y sont pour rien: «On peut critiquer l’homme économique autant qu’on le veut. Tant que nous ne verrons pas qu’il s’agit d’une théorie du monde liée au genre et basée sur notre peur collective du «féminin», nous ne serons jamais libres», écrit Marçal. Et d’ajouter: «Telle est l’histoire de notre société: la fuite désespérée pour échapper à des pans de notre humanité que nous refusons d’accepter. Et plus nous continuons à prendre la fuite, plus nous aurons besoin de l’homme économique. Comme l’air que nous respirons.»
La plaisanterie est connue, elle n’en est pas moins réelle : si un homme épouse sa secrétaire, le Produit intérieur brut (PIB) baisse. L’effet est théoriquement le même si une femme épouse son secrétaire, mais ce modèle n’est pas connu en économie. Avant le mariage, la secrétaire se faisait payer pour écrire la correspondance, tenir l’agenda, prendre les procès verbaux etc. Son salaire contribuait donc à alimenter le sacro-saint PIB de son pays. Après le mariage, cette femme continue souvent à faire la même chose, mais elle ne reçoit plus rien pour ses tâches de secrétariat, sans compter qu’en sus, elle met au monde des enfants, s’en occupe, et aussi du ménage, pour le même non-revenu.
Aberration
Le fait que la science économique estime normal qu’un travailleur à la chaîne, occupé à visser toute la journée le même genre de boulons, reçoive de l’argent, mais pas l’être humain qui éduque et soigne son enfant, relève d’un choix qui a été fait, et non d’un axiome scientifique. Un autre choix pourrait être fait. Devrait être fait, tant le système de valeurs mis en place se révèle discutable, au point d’en devenir aberrant : pour qu’une femme puisse travailler, le ménage de cette femme, ainsi que ses enfants, doivent très souvent être pris en charge par une autre femme. Longtemps, il s’est agi de la propre mère – non rémunérée – de la femme qui travaille, mais ce modèle devient rare en Occident. Désormais, les caractéristiques de la femme qui «reste» à la maison à la place de son employeuse (on ne dit jamais à la place de son employeur…) sont le plus souvent de n’avoir pas de formation, pas de papiers en règle, de ne pas maîtriser la langue du pays d’émigration, et d’être à son tour corvéable à merci, pour un salaire suffisamment bas qu’il ne décourage pas son employeuse d’aller travailler, étant donné que cette dernière se retrouve elle-même d’emblée discriminée sur son marché, à cause de son sexe. Il n’est pas rare non plus que les propres enfants de l’employée immigrée ainsi affectée à l’économie «non productive» se retrouvent à des milliers de kilomètres de leur mère. Comme si la tâche de soigner et d’éduquer les adultes de demain, où qu’ils se trouvent et quelle que soit leur couleur de peau, avait si peu d’importance que n’importe qui, littéralement, peut s’en occuper.
Pendant ce temps, ce même système économique estime tout à fait normal qu’un employé qui entre des données dans un ordinateur gagne des dizaines de fois plus qu’une seule de ces femmes. Sans parler de ceux qui gagnent des milliers de fois plus, en accomplissant des tâches très valorisées par ce système, bien que si celles-ci produisaient des résultats remarquables en faveur du développement humain, cela se saurait.
Sans doute n’est-ce pas un hasard si, aujourd’hui, en Suède, pays qui se présente comme le fer de lance de l’égalité, et à travers cette ambition, du recentrage de l’économie sur des valeurs essentielles pour les humains, il soit devenu très mal vu qu’un couple qui travaille et gagne bien sa vie emploie une «bonne» à la maison. (consulter le lien No 2) Ce qui est attendu de ce couple, c’est qu’il vaque à ses occupations professionnelles sans que l’une ne doive sacrifier ses ambitions au nom de la carrière de l’autre, et que chaque membre de ce couple parental prenne en charge, dans un partage équitable, l’éducation des enfants et les soins du ménage. Pour parvenir à un tel résultat, les entreprises doivent – enfin – s’adapter à la réalité, c’est-à-dire reconnaître que l’homme économique n’existe pas, et que nous sommes tous dépendants les uns des autres. Cette reconnaissance implique d’en finir avec ce regard encore très en vogue, et dont l’aberration aurait dû nous frapper depuis longtemps: non, les enfants ne sont pas un problème, mais bel et bien le gage de notre avenir et de celui des entreprises et du pays. Et non encore, les enfants ne sont pas une responsabilité attribuable aux seules femmes, mais bien aux hommes et aux femmes à part égale, dans une société où pouvoirs publics et entreprises favorisent cet engagement essentiel. Comme l’écrit Katrine Marçal, le fait que les femmes portent les enfants dans leur ventre ne signifie rien d’autre qu’elles les portent dans leur ventre.
Retirer l’échelle derrière soi
Dans le système mis en place depuis qu’Adam Smith a choisi de considérer que les incessantes tâches accomplies par sa propre mère ne valaient pas un sou, les femmes n’ont pas été les dernières à s’autodévaloriser de mères en filles, par conséquent à dévaloriser aussi leur propre travail. À considérer de surcroît que ce qui est important est prononcé par une voix mâle ; et que ce qui a vraiment de la valeur est produit par un corps mâle. Une telle vision ne naît pas du hasard. Elle est instillée aux êtres de sexe féminin dès leur naissance, contribuant à faire d’elles les complices actives d’un système qui a pu fonctionner – sans doute faudrait-il utiliser le verbe dysfonctionner – comme s’il répondait aux exigences d’une équation fondamentale. Par conséquent intouchable. Ce même contexte «éducatif» explique aussi, à tout le moins en partie, pourquoi tant de femmes parvenues, par la grâce de circonstances aussi diverses qu’exceptionnelles, à des postes politiques et économiques importants, se sont empressées de pull up the ladder after they climbed – de retirer l’échelle derrière elles après avoir grimpé – comme le disent si bien les Anglo-Saxons. En lieu et place de jouer le rôle-moteur que leur situation leur aurait permis d’incarner aux yeux de tant de femmes et de petites filles, elles se sont montrées (se montrent toujours?) encore plus discriminantes que des hommes envers les autres femmes. On ne compte plus les déclarations où elles affirment ne pas voir du tout où se situe le problème, allant jusqu’à prétendre que leur présence unique au milieu d’assemblées exclusivement composées d’hommes constituerait la preuve de l’absence d’un problème… Sans parler de leurs sourires éclatants pour assurer que ces messieurs les traitent d’une manière galante. On les croit sur parole!
C’est dire à quel point les mouvements d’essence féministe, qui ont trouvé un nouvel élan depuis deux ans au sein des sociétés occidentales, ne peuvent toujours pas faire l’économie, dans leur stratégie d’action, de cette complicité féminine souvent massive (et en grande partie inconsciente ?) en faveur du système dit patriarcal.
Révolte violette au cœur d’une démocratie directe
Le 14 juin 2019, en Suisse, les femmes sont descendues en masse dans la rue. En 1991, elles avaient fait la même chose, mais en nettement moins grand. Entre la première et la deuxième manifestation, à savoir en presque trente ans, rien de fondamental n’a changé dans leur pays, qui est l’un des plus riches au monde. Les femmes continuent d’y être traitées comme des citoyennes de seconde zone, qu’on peut payer moins que des hommes, en violation de la constitution et de la loi, sans que quiconque n’ait à en répondre. Les enfants continuent à être vus comme un problème strictement privé, qui plus est à la charge quasi exclusive des femmes, et non comme une responsabilité publique également. Le reste est à l’avenant, ambitions amputées et harcèlement compris. Peut-être les femmes ont-elles pris conscience, cette fois-ci, que crier leur ras-le-bol une fois toutes les trente années ne suffisait pas. Elles ont en tout cas été les premières surprises – et ravies – de constater que leurs préoccupations sont largement partagées, y compris par des hommes, en particulier par ceux qui sont issus des générations plus jeunes.
(Consulter le lien No 3, reportage photo)
Parmi les slogans scandés dans les cortèges, à tout le moins à Lausanne, il y avait celui-ci: «Solidarité avec les femmes du monde entier!» Excellent programme, et qui tombe à pic, tant la situation des femmes en Suisse n’est pas comparable à celle vécue par plus du 80% des femmes dans le monde. D’aucuns ne se gênent d’ailleurs pas d’en faire un argument de choc: de quoi les femmes occidentales se plaignent-elles donc exactement, elles qui ont la chance de ne pas être traitées comme des objets sur le plan juridique, et comme des bêtes de somme dans la vie de tous les jours? À l’intérieur de tant de têtes contemporaines, le point de comparaison, pour une femme, demeure toujours le pire. Jamais le meilleur. Il serait temps de se demander pourquoi. Comme il est temps de rappeler qu’un niveau de développement économique élevé, assorti de droits démocratiques étendus, n’implique absolument pas un traitement équitable des femmes. La preuve par la Suisse. Même si, face à des étrangers, il faut se fendre en explications, si l’on entend faire comprendre pourquoi les femmes vivant en Suisse ont envahi les rues, vêtues de violet et le poing levé. (consulter lien No 4)
À titre personnel, l’occasion d’une explication m’a, une fois de plus, été fournie par l’arrivée à la maison d’une amie russe, en visite pour la première fois dans mon pays, au lendemain de la grève féministe du 14 juin. D’emblée convaincue qu’elle était de passage dans rien de moins que le paradis sur terre, Ioulia a mis un peu de temps pour comprendre que ce qu’elle vit avec son enfant de deux ans, dans son propre pays, en particulier les difficultés incessantes qu’elle affronte pour pouvoir consacrer ne serait-ce que quelques courtes heures quotidiennes à son travail professionnel, sont à peu de choses près les mêmes que doivent affronter les femmes ici, dans ce pays si florissant et si parfait. Les yeux de mon amie se sont terriblement agrandis. Pas une seconde elle ne s’attendait à la description – pourtant factuelle et exacte – que je lui ai faite, elle qui, connaissant un peu le modèle français, ne doutait pas que la Suisse offrait aux familles des conditions bien supérieures encore…
Débarrasser le plancher
Parmi les écueils, deux sont du genre tenace.
Le premier s’incarne à travers toutes les personnes qui se trouvent à des postes de décision, en politique et dans les entreprises, et qui ne voient pas pourquoi il faudrait changer quoi que ce soit. Ce ne sont pas des graphiques encore plus clairs, ni des manifestations plus percutantes, qui les persuaderont que la mise en place d’un congé parental digne de ce nom constitue, entre autres, une urgence économique et sociale aujourd’hui. Ces personnes n’ont aucun intérêt à quitter le monde fictif bâti pour cet homme économique qui n’existe nulle part; elles n’ont aucun intérêt à s’impliquer dans le monde réel, là où le soin des êtres et de la nature est une priorité, car elles y perdront moult avantages. En particulier le grand confort de n’avoir jamais eu à y contribuer au quotidien.
Le deuxième écueil est lié au premier: si les changements exigés aujourd’hui, notamment sur le plan de l’égalité salariale, ont pour but principal d’inciter les femmes à se comporter comme des hommes économiques, afin de se conformer avant tout aux exigences du monde du travail tel qu’il est organisé, l’échec sera retentissant. Qu’auraient à gagner les femmes de devoir se plonger dans leur emploi salarié, comme tant d’hommes le font déjà, souvent à leur corps défendant, au détriment de toute autre considération, notamment de leur santé, de leur équilibre mental et des besoins de leur famille? Katrine Marçal l’écrit: «Le féminisme, c’est bien plus que les “droits des femmes“. C’est la nécessité de trouver des solutions à des problèmes économiques récurrents, qu’il s’agisse des inégalités, de la croissance de la population, des allocations, de l’environnement, de la crise de la dépendance à laquelle seront bientôt confrontées de nombreuses sociétés vieillissantes.»
En d’autres termes, plus vite l’homme économique, et tous ceux qui se basent sur lui seul pour élaborer leur vision de la société et prendre des décisions, débarrasseront le plancher, plus vite nous tous, hommes et femmes confondus, pourront agir au quotidien en ayant le sentiment que notre travail, y compris lorsque nous épluchons des pommes de terre pour préparer la purée familiale, a nettement plus de sens que la stricte poursuite de notre intérêt propre, si cher à Adam Smith & consorts.
© catherine lovey, le 20 juin 2019
Pour la petite histoire: une seule femme a reçu le prix Nobel d’économie jusqu’ici. Il s’agit de l’Américaine Elinor Ostrom (1933-2012) >. Avec une unique lauréate sur 81 récipiendaires à cette heure, la «science» économique se montre encore moins fémino-compatible que la physique, pourtant peu réputée en la matière, et qui compte de son côté 3 lauréates sur 210 récipiendaires entre 1901 et 2018. Le prix attribué en 2009 à Mme Ostrom pour «son analyse de la gouvernance économique, et en particulier des biens communs» (oui, vous avez lu juste: biens communs) n’est pas allé sans critiques de la part de certains collègues qui ont tenu à relever, entre autres, que Mme Ostrom ne faisait pas de l’économie, mais plutôt de la science sociale…
De fait, le prix Nobel d’économie, stricto sensu, n’existe pas, n’ayant pas été prévu par le testament d’Alfred Nobel. Ce prix a été créé en 1968 par la banque centrale de Suède, en mémoire de M. Nobel.
Références
No 2: The Guardian: How Stockholm became the city of work-life balance, 22.05.2019 >
No 3: Reportage photo, après la manifestation, Lausanne, 14 juin 2019 >
No 4: Le Temps, La grève des femmes de Suisse expliquée au reste du monde, 13.06.2019 >