Une mouette, d'après Tchékhov...

 

Voici quelques réflexions que je vais livrer en deux parties, suite à La Mouette mise en scène à Vidy-Lausanne par Thomas Ostermeier, sur la base d’un texte traduit de l’allemand (et non du russe) et adapté en français par Olivier Cadiot.

 

Première partie : les volatiles

    Bon, eh bien, qu’est-ce donc que cette mouette, et que diable vient-elle faire dans cette histoire pour les grandes personnes ?
    Le fait est que sous la plume du très estimé Anton Pavlovitch, il n’y a pas qu’un volatile.
    Il y en a trois.
    Au moins…

 

Faisons connaissance avec la mouette No 1 :

    Il s’agit d’une oiseau véritable, tout joli et blanc de plumes, qui mène sa vie tranquille au bord d’un lac, jusqu’au jour où le jeune Constantin, qui n’est ni chasseur, ni cruel, ni stupide, l’abat d’un coup de fusil, comme ça, oui, juste comme ça, en passant.
    Si on interrogeait Constantin Gavrilovitch tandis qu’il est en train de revenir du lac, le fusil à l’épaule, le cadavre sanguinolent de l’oiseau à la main, il serait incapable, croyez-moi, de nous dire pourquoi il a cédé à cette tragique impulsion. Si on insistait un peu, c’est sûr qu’on finirait par sentir, nous aussi, à quel point ce jeune homme n’est pas bien dans ses baskets. À dire vrai, Constantin se trouve même dans une impasse. C’est qu’il veut écrire. Enfin, pas seulement ça. Il veut devenir un écrivain qui compte. Mais pas seulement non plus. Il entend surtout trouver de nouvelles formes littéraires, quelque chose de radical, voyez ?, afin d’envoyer paître la génération précédente, tellement ventripotente et contente de la merde artistique qu’elle produit à longueur d’année.

    Typiquement une morgue de jeune premier, donc. La vie véritable ne tardera pas à lui rabattre son caquet, pas vrai ?
    En réalité, le caquet de Constantin a déjà été singulièrement rabattu. Car voici ce garçon fin, intelligent, coincé en province, condamné à vivre auprès d’un vieil oncle désargenté. Ciel !, le pauvre chou est-il donc orphelin ? Pas du tout ! Sa mère est très vivante. Elle passe même son temps à faire parler d’elle, en tant que comédienne vénérée, que dis-je, adorée, aux quatre coins de l’empire russe.

Inutile de préciser que :

1.    Arkadina, cette soi-disant mère, n’a pas du tout le temps de se préoccuper de son chérubin. À dire vrai, elle se fiche éperdument de son sort ; elle veut juste que son fils l’aime et l’admire à distance, comme un bon garçon, et se trouve éventuellement un job dans l’administration.

2.    Sur scène, la comédienne Arkadina joue comme une plouc des temps anciens. Elle est du genre à crier ah mon dieu ! et à brasser de l’air, juste avant de s’évanouir. Bref. Disons, par souci de synthèse, qu’elle n’a pas gaspillé une seconde de sa vie à se remettre un peu en question dans son métier.

3.    Maman Arkadina ne veut pas donner un centime à son fils pour lui permettre de quitter ce trou à rat. Pas un centime non plus à son propre frère Sorine, qui a recueilli son jeune neveu, et qui se fait gentiment vieux et malade de son côté.  Si par hasard le frère et le fils d’Arkadina n’ont pas bien compris de quoi il retourne, la comédienne le leur explique volontiers : « Je suis actrice, pas banquière. »

4.    L’époustouflante Arkadina, si belle, si magnifique, n’a rien trouvé de mieux que de mettre le grappin sur le plus grand écrivain vivant de sa génération – vous voyez quoi – j’ai nommé l’immense Boris Alexéiévitch Trigorine ! Dès lors, la célébrissime comédienne ne saurait voyager sans emporter avec elle son glorieux amant. Elle vient d’ailleurs de débarquer avec armes, bagages et le trophée Trigorine, dans la propriété de son frère Sorine, pour y passer l’été.

5.    Hélas, ce n’est pas parce qu’elle est en vacances à la campagne qu’Arkadina se montre plus détendue. Ou sympathique. Ou attentive. Au contraire, c’est caprices et compagnie. Tout l’ennuie. L’atmosphère terriblement champêtre des lieux, pour commencer, cette propriété à moitié croulante, les malaises de son vieux frère, elle qui a déjà tant de soucis. Mais ce qui la rend mûre au-delà de tout, ce sont les ambitions littéraires délirantes de son fils. Et dieu sait si elle est bien placée pour en juger, Arkadina, car figurez-vous que l’écrivaillon a profité de leur présence pour leur infliger un spectacle théâtral de sa plume, et en plein air. C’était tellement nul, bête, sans queue ni tête, que si elle n’y avait pas assisté en chair et en os, Arkadina n’aurait pas cru qu’une daube pareille puisse être mise en scène. Dès lors, elle n’a aucune raison de trop dissimuler son opinion, pas même à son fils, l’auteur de la « plaisanterie ».
    Si vous croyez que Constantin va enfin écouter un peu ce qu’on lui dit… Mais non ! Voilà un godelureau qui n’a pas fini de faire souffrir sa mère. Au point qu’il refuse maintenant, face à elle, non seulement de s’incliner devant le talent absolu qui se tient pourtant à quelques centimètres, ici, debout sur l’herbe, en la personne du grand écrivain Trigorine, mais en plus, il lui crache dessus. Non pas littéralement, Constantin a de l’éducation, mais c’est tout comme, car il n’est rien qu’il méprise davantage – et il le dit à voix haute – que tout ce qui sort de la plume de l’amant de sa maman.

    En gros.

    À ce stade, j’imagine que nous avons tous compris un peu mieux pourquoi notre Constantin Gavrilovitch, ce jeune auteur radical, vient d’abattre une mouette qui ne lui avait rien fait, et qui était même, compte tenu de la compagnie dans laquelle il se retrouve cet été, le seul être vivant, à des kilomètres à la ronde, qui ne lui ait vraiment rien fait.

 

Il est temps d’en venir à la mouette No 2 :

    Il s’agit d’une oiselle véritable, comme la première susmentionnée, toute jolie et blanche dans sa robe, qui mène une vie tranquille au bord d’un lac, jusqu’au jour où elle essaie d’interpréter, sur une scène en plein air, le texte avant-gardiste écrit par un garçon qui l’aime.
    Nom de l’amoureux : Constantin Gavrilovitch.

    Dans le public, il y a notamment la maman de Constantin, la célébrissime comédienne Arkadina, ainsi que son amant Trigorine, qui n’est rien d’autre que le plus grand écrivain vivant de sa génération actuelle, si !
    N’oublions pas de dire que la demoiselle s’appelle Nina Mikhailovna. Elle vient de faire de son mieux face au public, mais le texte est si abscons que le résultat est un four. Zut alors ! Pour une fois qu’il y avait des gens de la ville parmi les spectateurs, et célèbres qui plus est.

    Le comble, c’est que l’avenir de Nina est déjà tout sauf clair. Son papa est un vilain. Il la séquestre presque. Et elle, bien entendu, elle rêve. N’oublions pas qu’il s’agit d’une jeune fille. Nina rêve donc comme une jeune fille, sauf que ses dreams sont d’une autre envergure que ceux qui ont cours dans sa province perdue. Elle se verrait bien actrice. Parfaitement. Mais une actrice véritable, nuance. Du genre de celles qui se font applaudir d’un bout à l’autre de l’empire, sur les plus grandes scènes. Et aussi vénérer. Et adorer.

    Bon, c’est mal parti, avec le flop qui vient d’avoir lieu.

    Très intelligente, Nina comprend aussitôt que ce ne sont pas les textes de son Constantin, tout amoureux qu’il soit, qui vont la faire connaître au-delà du lac.
    Heureusement, le hasard fait souvent bien les choses. Parce qu’un écrivain, il y en a un dans les parages. Et un bon ! Ici même, oui, à quelques centimètres, debout sur l’herbe, au bord de l’eau. D’accord, Boris Alexéiévitch Trigorine n’est plus tout jeune. Et alors ? Cet homme délicieux passe ses journées à pêcher. Il n’arrête pas de lancer la ligne, au point qu’on pourrait se demander quand il prend le temps d’écrire, celui-là. Mais passons. De plus, il est sympathique comme tout. La preuve, c’est qu’il est super gentil avec Nina, alors que franchement, quel intérêt y aurait-il, surtout pour un homme de son envergure, à parler avec une fille aussi insignifiante que Nina dans sa robe blanche ? Eh bien, cet intérêt, Trigorine le trouve ! Il saisit même la moindre occasion pour papoter avec elle.

    Évidemment, de telles manigances n’échappent pas à Arkadina. Celle-ci est du genre à voir de l’eau, quand il y en a dans un lac. Sans compter que depuis le temps qu’elle se fait aduler, l’actrice sait deux ou trois choses à propos du fonctionnement des êtres de sexe masculin et mûrissants.

    Tout va donc se précipiter, je vous le donne en mille. Le beau monde finit par plier bagages, à savoir la comédienne et son trophée. Mais la jeune Nina a de la ressource. Elle en profite pour offrir en douce à son Trigorine un médaillon qu’elle a fait graver. Quel geste ! D’un côté figurent les initiales B.A.T du grand écrivain. De l’autre, le titre de l’une de ses œuvres majeures, Les Jours et les Nuits, avec une indication de page, 121, et même de lignes, 11 et 12. Vous pensez bien que Trigorine va se dépêcher de mettre la main sur l’ouvrage, et de découvrir ces mots qu’il a lui-même écrits, un jour où il n’était pas à la pêche, et que lui adresse maintenant, quelle émotion !, la toute jolie Nina si blanche dans sa robe : « Si jamais tu as besoin de ma vie, viens la prendre. »

    Inutile de dire que le grand écrivain, tout rempli de sa sensibilité exacerbée d’artiste, ne se le fera pas dire deux fois.

    Et pan ! sur la deuxième mouette.

 

Découvrons maintenant la mouette No 3 :

    Il s’agit d’une oiseau véritable, plus très joli ni très blanc de plumes, qui menait une vie tranquille au bord d’un lac, jusqu’au jour où il fut abattu sans raison par un jeune homme à l’avenir contrarié.

    L’assassin transporta le cadavre de l’oiseau et le lâcha aux pieds de la jeune fille qu’il aimait. Drôle de cadeau. La jeune fille s’appelait Nina. Elle ambitionnait de quitter sa province paumée pour devenir une actrice véritable. Nina trouva bien entendu morbide le geste de son amoureux, mais elle n’y prêta pas une attention démesurée, ni même aux paroles qu’il prononça : « Un jour, je me tuerai de la même manière ».
    C’est que Nina avait d’autres soucis en tête, notamment des préoccupations relatives à son avenir qui n’était pas clair. Elle avait en revanche déjà compris, en dépit de son jeune âge, que la chance ne frappe pas deux fois à la même porte.

    Notre mouette morte fut donc au final emportée par on ne sait trop qui, un employé agricole sans doute, et donnée à un taxidermiste afin qu’il l’empaille. Il se trouve en effet qu’un écrivain, qui était venu passé l’été dans la propriété de Sorine, avait vu la mouette abattue et l’avait trouvée belle. Comme il s’agissait du plus grand écrivain vivant de sa génération actuelle – oui, c’était Trigorine, Boris, Alexéiévitch, en personne – son imagination n’avait fait qu’un tour. À la vue de l’oiseau mort, il avait aussitôt dégainé son calepin pour y noter l’histoire que ce cadavre lui avait inspirée, un truc dans le genre conte, avec une mouette et aussi une jeune fille, bref, deux créatures qui vivaient tranquilles et libres au bord d’un lac, jusqu’au jour où, respectivement, un jeune chasseur et un homme mûr les abattirent l’une et l’autre, sans raison évidente, sans doute par désœuvrement.

    Le problème, c’est que deux ans plus tard, lorsque le grand écrivain revient à la propriété de Sorine, dans des circonstances qu’il n’est pas utile de préciser ici, et qu’on lui montre la jolie mouette empaillée, qu’on la lui offre même, en précisant qu’on l’a envoyée chez le taxidermiste exprès pour lui, parce qu’il l’avait trouvée si belle, eh bien l’homme célèbre ne se souvient pas. Non, vraiment, cet oiseau le laisse indifférent, êtes-vous bien certain de ce que vous racontez ?, parce que nada, niente, nitchévo, cette mouette ne lui rappelle rien de rien.

    C’est grâce à ce genre d’histoires que nous pouvons comprendre à quel point la mémoire des grands artistes fonctionne différemment de celle de l’homme de la rue, qui a tendance à se souvenir de tout, du plus trivial souvent, du temps qu’il faisait le 22 juin, de l’extraordinaire sauce qui accompagnait les burgers dégustés chez les x., ce dimanche-là, et cætera.
    Le fait est que chez les écrivains, surtout chez les grands, la mémoire opère selon des mécanismes quasi impénétrables. Nous en aurons d’autant plus conscience lorsque nous apprendrons que durant les deux années qui viennent de s’écouler, Nina et Trigorine ont en réalité eu une histoire ensemble, que la jeune fille est même tombée enceinte, que son amant l’a abandonnée, que l’enfant est né, puis qu’il est mort.

Et pan ! sur la troisième mouette déjà refroidie.