Séparer, qu'ils recommandent...

Séparer l’œuvre de son auteur,
ou les mitrailler l’un et l’autre:


et si on arrêtait de tourner en rond?



[temps de lecture : 15 minutes]


Résumé

À chaque fois qu’un scandale d’abus sexuel impliquant un artiste en vue éclate, et ils n’arrêtent plus d’éclater, c’est la même histoire. Deux scénarios sont fournis et «débattus» clés en mains, en dehors desquels aucune autre position ne semble possible.
Deux scénarios aussi insuffisants et insultants l’un que l’autre.
Comment en sortir?
C’est ce qu’on verra.
Pour commencer, examinons ces deux parades «officielles».
L’une est en vigueur depuis le temps des cavernes.
L’autre se trouve à la pointe de l’actualité contemporaine.


SCENARIO No 1, dit DE L’ORNITHORYNQUE INDÉBOULONNABLE


C’est un homme.
Un homme-homme.
Dans 99,9% des cas, c’en est un.
C’est aussi un grand artiste. Peu importe dans quel art. Et peu importe si son art n’est pas tout à fait de l’art. Ce sera du grand art.
Donc cet homme est grand.
Il compte.
Il compte beaucoup parce qu’il est admiré. Médiatisé. Récompensé. Coopté. Choisi. Célébré.
Il a fait de grandes choses. Il en fait encore, tant qu’il n’est pas mort. Même croulant, il continue à voir grand et à faire grand. C’est en tout cas ce qu’on dit.
D’autres comme lui le disent. Le répètent.
Alors on peut les croire.
L’artiste en question fait souvent de grandes choses provocantes. Grinçantes.
Dans le domaine de l’art.
Le fait est que s’il se contentait de faire de grandes-choses-tout-court, il intéresserait moins.
Artistiquement parlant.
Or, il se trouve que ce personnage est aussi un vilain.
Il se trouve.
Assez souvent.
Souvent.
Un vilain qui fait de vilaines choses.
La plupart du temps à des enfants, à de jeunes gens, à des femmes.
À beaucoup de femmes.
Il fait des abus. Il harcèle. Il dévalorise. Méprise. Domine. Viole. Contraint. Rabaisse.
Il se sert de. Il utilise. Il efface. Il écrase. Il s’essuie les pieds sur. Et les mains.
Etcétéra.
Il fait ce qu’il veut parce que lui, personnellement, il existe.
Les autres moins. Voire pas du tout.
S’il ne donne pas dans le sexuel, il fait de vilaines choses dans l’ordre de la pensée.
Bien entendu, il peut cumuler. Conjuguer.
L’ordre de la pensée et l’ordre de la sexualité.
Parce que ça va bien ensemble.
Obsédée la pensée, obsédé le comportement.
Par parenthèses.
Ceci étant dit.
Donc il insulte. En vertu de la religion, par exemple. De la culture, de l’origine, de la couleur de peau. En vertu du sexe, surtout. Du sexe opposé, en particulier. Il se moque, il profane, il abuse d’individus plus petits que lui. Dans l’ordre de la valeur. Moins importants, selon une échelle graduée depuis longtemps. En fait, depuis Mathusalem. Des êtres moindres. Des nains. Parfois, il en appelle à la haine, parfois même à la destruction physique des individus ou des groupes qu’il insulte, méprise, rabaisse.
En tas, en bloc, en général.
Il va jusqu’à l’écrire noir sur blanc. Des fois.
Et c’est publié.
Et c’est édité à nouveau.
Com.m.m.m.m.m.menté. Mis en perspective. Appareillé dans un appareil.
Et si un tel homme peut en faire autant, c’est parce qu’il est grand.
Artistiquement parlant.
Révolutionnaire de son domaine.
Par exemple du roman. Par exemple de la musique. Par exemple du cinéma. Par exemple de la politique. De la pensée. De la science. De la science des positions avantageuses et du pouvoir indiscutable.
Révolutionnaire selon l’échelle graduée depuis. Oui, depuis ce vieux de la vieille-là.
Toujours la même échelle.
Qui fait de lui un homme plus.
Mieux.
De loin.
Un homme blanc. La plupart du temps.
Mais voilà que cet homme a commis des actes.
Qu’il les commet.
Qu’il continue.
Certes.
Autour de lui, beaucoup savaient.
Savent.
Voyaient. Voient. Entendaient. Entendent. Se doutaient.
Parfois, c’est visible dans ce qui est écrit. Peint. Filmé.
Noir sur blanc.
Parfois l’homme ne cache rien, au point d’en faire aussi de l’art.
Au point d’en jouer sur le plan de l’art.
Artistiquement parlant.
De l’art voyant.
Que personne ne regarde, pourtant.
Si bien que nul ne pipe mot.
Ne trouve à redire.
Sur le fond. Sinon l’admiration.
L’admirable admiration.
Parce que l’homme en question est.
Oui, grand.
Plus. Mieux. Bien.
Mieux que bien: incroyablement talentueux.
Selon l’échelle. Cette échelle-là.
Un génie!
Si par hasard quelqu’un, mais vraiment par hasard, trouve à redire, alors on le fera taire.
En général, on la fera taire.
Parce que le plus souvent, il s’agit d’une femme. Qui trouve à redire quand personne n’est de cet avis.
On fera en sorte que sa parole ne compte pas.
Que cette femme soit une mal baisée. Publiquement.
Qu’elle soit ramenée à son sexe. Y reste. N’en échappe pas.
Au féminin sale et honteux. Humide et plein de microbes. Corrupteur et dépourvu de neurones.
Dans le domaine de l’art, on dira que l’œuvre de cette femme n’est pas de la littérature. Pas du cinéma. Pas de la peinture. Pas de la musique non plus.
N'est pas.
Pas. Pas. Pas.
Et quand, tout à coup, un scandale éclate,
euh…
Et si, après la mort de Mathusalem et de tous ses descendants, un scandale parvient à éclater, après les innombrables fois où il n’a entraîné que des pets dans l’eau et des ricanements sans fin à la surface, si donc un scandale éclate, qu’on ne s’explique pas, car on ne peut pas s’expliquer par quel malheur, tout à coup, maintenant, en ces années déjà avancées du vingt-et-unième siècle,
crac! poum! badaboum!
alors c’est forcément dans la presse de caniveau que ça explosera,
ou dans un livre pas littéraire du tout, vulgaire, minable,
forcément publié par des charognes, des racoleuses,
pour attirer l’attention d’un public voyeuriste, crétin,
un public de crétines, surtout.
Et si malgré tout,
un scandale éclate, et dans ce tout, il y a vraiment de tout,
sonnez, sornettes! trompetez, trompettes!
Mobilisation générale!
Car tout est faux.
Archi.
Et impossible.
Parole d’avocats.
Célèbres. Gagneurs. Ravageurs.
Paroles d’amis, de gens de la place en place.
Admirés. Connus.
Faux et archi.
Sans compter l’atteinte à la vie privée.
La viiiiiiiie.
Priiiiiivée.
À la liberté d’expression.
À la liberté de la créÂtion.
À la réputation.
Et aux droits de l’homme.
Aux innombrables droits.
De cet homme-ci.
Celui-ci.
De ses droits à lui.
À quoi il faut ajouter la question de l’art.
L’AAAAAAAAAArt!
L’ignoble tentative de le moraliser,
la moraline, comme disait l’autre.
De le censurer.
De le politiquement “correctiser”.
L’abominable abomination visant à moraliser quoi, à moraliser l’art, c’est-à-dire le contenu infiniment libre, infiniment libertaire, infiniment ambigu, infiniment à la limite, infiniment et talentueusement osé,
de l’art des hommes,
c’est-à-dire de ce mâle-ci,
lui,
celui-ci.
Immondes tentatives des pères-la-pudeur,
que nenni!
des mères plutôt, horreur,
harpies, furies, hystéries,
saintes-nitoucheries.
Et puis bon…
Et puis,
s’il s’avère que quand même,
s’il s’avère que dans ce faux-archi-faux quelque chose, néanmoins et nonobstant, se révèle vrai,
un peu,
alors c’est exagéré. Largement. Circulez!
En plus, c’est prescrit.
Si!
Et par-dessus tout, tout-tout,
il y a la présomption d’innocence.
Attention!
L’homme en question DOIT être présumé innocent.
Parce que c’est le fondement fondamental du droit.
Soi-même. En personne. Pour de vrai.
Et en vérité.
Sinon, on serait encore des tribus.
Œil pour œil, dent pour dent.
On ne l’est plus. Heureusement.
On en est donc à la prescription. Et sinon, à l’innocence présumée.
D’un bout à l’autre de la médiatique affaire scandaleuse, Seigneur merci, Dieu tout puissant, ouf, ouf, ouf.
On en est là. En effet. Et aussi aux plaintes qui ne sont pas déposées.
Dans l’immense majorité des cas.
Des cas d’abus. De contrainte. De viol. De harcèlement. De violations. De rabaissement, etcétéra.
À quoi il faut ajouter qu’au bout du compte,
au bout du bout devant le tribunal,
si par hasard le bout est atteint par une seule des plaintes sur les mille qui ont été déposées, dans le tas des dix mille qui ne l’ont pas été,
il n’y aura pas de viol, au bout du bout, devant le tribunal.
Non.
Peut-être un peu d’atteinte.
D’atteinte, oui, peut-être. À l’intégrité, disons.
Disons au mieux.
Des actes contraires.
Qui auront eu lieu.
Au pire.
Dans un moment d’égarement du grand homme. Du grand homme provoqué.
Du grand homme en quelque sorte contraint.
Fatigué. Écrasé par le poids de son art,
et l’art de son pouvoir.
Laminé.
Et harcelé par la victime. En quelque sorte. On peut le dire.
Suspecte.
Qui est retournée vers son soi-disant agresseur. Voyez.
À plusieurs reprises.
Qui n’a pas fui. Pas déguerpi en criant, courant, hurlant, pétaradant.
Qui n’a pas eu la peau arrachée en se défendant. Non plus.
Un signe important.
Le signe typique. De la victime consentante.
Qui a consenti.
Et qui a continué à travailler. À fréquenter son agresseur.
À se pavaner.
À se taire.
Qui sourit même. Ici. Sur la photo. Avec lui. Au dîner de gala. Dans sa belle robe moirée.
Encore un signe. Une preuve!
Qui est retournée pour signer son contrat.
Pour le livre. Pour le film. Pour la tournée. Pour la suite. Pour vivre. Pour exister.
Quelle bassesse!
Par conséquent une erreur. Malencontreuse.
Au pire du pire. Commise par un homme surmené.
Qui s’est un peu oublié. À une occasion, mettons.
Mais rien qui puisse faire ombrage à l’œuvre.
À son œuvre révolutionnaire.
Qui révolutionne le roman. Le cinéma. La peinture. La musique. La danse. La mise en scène. La direction d’orchestre. Les directions directionnelles.
Les positions positionnelles.
Car il n’y a rien qui soit abjection ou crime ou déjection,
dans l’art révolutionnaire,
où les lecteurs se comptent par dizaines, centaines de milliers, millions,
les spectateurs,
les admirateurs,
les flagorneurs,
les courtisans, les suiveurs, les obéissants.
Les larbins.
Où l’art lui-même compte. Et se recompte.
Donc une glissade,
qui s’est produite ici ou là,
dans la vie, ou dans la phrase, le paragraphe, le chapitre, ou dans plusieurs, ou dans le film, la série photos, qui a pu se glisser,
ici et là,
derrière une porte, sur une moquette, dans un ascenseur, dans n’importe quelle œuvre.
Artistique.
Signée du grand artiste. Réalisée par lui.
Signée du grand penseur. Pensée par lui.
Égarements. Jeux.
Étourderies.
Exagérations.
Si humaines dans leur profonde humanité.
Au pire du pire du pire.
Glissements. Torsion de la cheville.
Qui ne comptent pas.
Ne peuvent compter.
Puisqu’il en va de la vigueur de la démocratie.
De la verdeur de l’art.
De la liberté d’expression.
De la sécurité du droit,
qui protège et garantit.
Tout le monde.
Qui protège et garantit les mêmes droits. Pour tout le monde.
En théorie.
Théoriquement parlant. Oui.
C’est pourquoi il faut séparer, Mesdames, Messieurs.
Séparer le mâle puissant, connu, adulé, estimé, de son œuvre,
aussi délibérément que dans un œuf, le jaune du blanc.
Et laisser l’art, l’accomplissement, la réalisation,
à l’étage,
intouchable,
c’est-à-dire là-haut, au-dessus de nos turpitudes,
qui sont basses,
humaines. Trop. Si. Tellement.
Voilà, c’est pas sorcier.
L’homme d’un côté, l’artiste de l’autre.
Le grand artiste de ce côté, les abruti-es de l’autre.
Allons, souriez, allons!
vous êtes filmées, Mesdames, allez!



SCENARIO No 2, dit DU DÉVERSEMENT MASSIF D’ACIDE SULFURIQUE



Le même genre d’hommes.
De mâles-mâles, quoi.
Dans le même genre d’art,
au sens large.
Et aussi au sens commercial, bancaire, colonial, philanthropique, politique, mécanique, budgétaire,
du passé, du présent.
Bref, de grands hommes qu’on ne peut plus voir en peinture.
Désormais.
Peut plus.
Veut plus.
Les voir en peinture, en statue, en vrai, en pensée, en action, en contrition.
À partir de maintenant, et pour toujours.
Dont on ne veut plus rien savoir.
Non plus.
Ni des œuvres, des traces, de la voix, de l’image.
Ne plus les lire, les regarder, les écouter, les honorer,
nulle part, dans aucune galerie, librairie, salle d’exposition, fosse musicale, scène culturelle, médiatique, réseautique.
Annulés.
Annulons-les!
Poubelle!
Ces mâles odieux, tous, et jusqu’à leurs noms, et jusqu’à ce qu’ils ont fait, pensé, écrit, sculpté, filmé, produit.
Du verbe américain CANCEL,
selon des méthodes d’outre-Atlantique radicales, éprouvées, portées par le vent rugueux,
violent,
qui pousse les changements attendus depuis trop longtemps.
Ce vent mauvais qui impose sur le devant de la scène des aspirations tant de fois enfoncées dans la vase, renvoyées sous la surface, dans l’espoir qu’elles flétrissent, pourrissent, se décomposent,
se noient,
les innombrables aspirations à davantage de justice, d’équité, d’égalité, sans cesse étouffées, jusqu’à aujourd’hui,
alors ça suffit!
Disparition. Suppression. Résiliation.
Bon débarras!
N’existe plus.
N’a jamais existé.
Trop douloureux, vous comprenez?
Trop tordu. Trop douteux. Trop contraire.
Balais! Ménage!
Tout comme la vérité. Tordue, douteuse, contraire.
Pas assez,
nette, lustrée, proprette.
Balais! Ménage!
Et la recherche de la vérité aussi.
Balais! Balais! Balais!
Trop d’inconfort, de vides, de blancs, d’incertitudes.
De gris. D’entre-deux. D’entre deux eaux. De pas clair.
Place à la salubrité. Tranquillité.
Tout ce qui gêne, dérange, bouscule,
est de trop, à partir de maintenant.
En trop.
Rideau.
Plus de vilain, plus de vilaine.
Infréquentables.
Ni dans la réalité. Ni dans les œuvres d’art.
À bas les personnages impurs! Les caractères troubles! Les scènes ambiguës!
Tendre brise, doux soleil, plage infinie. Concorde.
Attention! En voilà encore un! Encore une!
Vilain, vilaine.
Une vilaine aux yeux bleus qui se permet d’écrire à la place d’une victime aux yeux noirs.
Un méchant avec des cheveux blancs qui filme la vie d’un doux aux poils longs,
la sculpte, la photographie.
Ça suffit! Stop! Arrêtez! Dégagez!
Que les yeux bleus s’expriment au nom des yeux bleus.
Uniquement.
Uniquement s’ils aiment les champignons secs et les pâquerettes vénéneuses.
Sinon, non. Sinon qu’ils se taisent.
Et laissent parler les yeux noirs.
À d’autres yeux noirs.
À condition de. Uniquement si. Dans les limites de. En partant du principe que.
Sinon, non.
Sinon taisez-vous.
Que celles et ceux qui n’ont pas, ne sont pas, ne représentent pas,
s’arrêtent d’écrire, de filmer, d’exposer, de penser, d’exprimer, à la place des autres,
qui ont vécu d’autres choses,
ont un autre vécu.
Parce que ce n’est pas pareil.
Au nom de quoi ceux qui ne sont pas nés dans un tiroir,
de l’autre côté du miroir,
au nom de quoi osent-ils s’exprimer,
créer des personnages,
explorer, questionner, expérimenter,
penser?
Au nom de quoi ceux qui ne savent pas, ne peuvent pas savoir, ne peuvent pas comprendre, ne comprendront jamais, n’ont aucune idée de, aucune expérience de, aucun vécu de.
osent-ils,
au nom des autres, qui sont uniques, irréductibles dans leur souffrance, dans leur identité de victime,
osent-ils,
les représenter, les imaginer, se mettre à leur place, interroger, chercher,
et se permettent-ils,
de les choquer, heurter, blesser, déranger, incommoder, ennuyer, contredire?
Mais qu’ils se taisent, tous, les yeux bleus, les yeux verts, les yeux globuleux, que tous ceux qui ont des yeux se taisent!
Tranquillité, salubrité.
Plus de discussion. Pas de débat. Pas de confrontation. Pas de provocation.
Que chacun se parle à soi, chacune à chacune.
C’est plus sûr, plus juste. Équilibré.
Un livre à un seul exemplaire, un spectacle à un spectateur, une partition pour un seul musicien.
À bas l’universalité,
des puissants!
La soi-disant objectivité, neutralité, représentativité,
qui n’a servi que les dominateurs, les colonisateurs, les abuseurs.
Le patriarcat.
Parfaitement!
Désinfection, prophylaxie, masque, gants, lunettes de protection, combinaison.
Il était temps!
Que la justice devienne plus juste. Adaptée à chaque personne. En fonction de ses traumas, de son ressenti. De son opinion.
De son passé. Du passé de son passé.
Que la démocratie s’adapte aussi. À chaque paire d’yeux, à chaque couleur de peau, à chaque préférence sexuelle, à chaque vécu, à chaque interprétation.
À chaque souffrance.
Les agresseurs à l’eau, tous!
Les victimes sur la berge, toutes!
Les victimes véritablement victimes, ici.
Les victimes véritablement victimes de crimes précédents, là.
Les victimes véritablement victimes de crimes précédant des crimes précédents, ici et là.
Les victimes véritablement victimes d’autres victimes elles-mêmes victimes de victimes précédentes, ici, là et là-bas.
Et entre les victimes, des murs.
De protection.
Des murs anti-bruit, anti-son, anti-éclaboussure, salissure.
Anti-mots, anti-images, anti-pensées, anti-provocations, anti-questions.
Pas de questions.
Silence.
Enfin le silence!
Paix. Douceur. Blancheur.
Parfaite perfection.


POUR EN FINIR AVEC LES SCENARIOS 1 & 2


petit a)

Toute personne qui a commis un crime ou un délit au sens du droit pénal en vigueur dans son pays démocratique doit en répondre.
TOUTE personne.
Un point.
Dans un État de droit.
À l’exclusion, par conséquent, des pays dictatoriaux, autocratiques, qui ne respectent pas les droits humains et se servent des lois en vigueur pour opprimer les citoyens, artistes y compris, les empêcher d’agir et de penser librement.

petit b)

Toute œuvre artistique est libre. ENTIÈREMENT. C’est même sa définition. La recherche artistique est le territoire de la liberté. Le seul qui existe en ce bas monde.
La liberté d’interroger, d’explorer, d’expérimenter, de déplacer, de bousculer.
TOUT.
Et d’élargir ainsi nos perceptions, nos façons d’être au monde, nos vies.
Nos langues.
Notre société. Nos normes.
L’œuvre d’art n’a pas à se faire la messagère, encore moins la prisonnière, de quiconque. Ni des pouvoirs, ni des sponsors, ni des groupements de défense morale, ni des croyants, ni des athées, ni des pauvres, ni des riches, ni des vendeurs, ni des acheteurs.
Ni des victimes, ni des agresseurs.

petit c)

L’artiste assume la liberté totale qu’il a prise pour créer son œuvre d’art.
Il ASSUME.
Il est responsable de cette liberté. De ce qu’il en fait.
Il en répond.
Il la défend.
Il l’arrime. À un socle solide.
Celui de l’exigence. Pour donner une idée.
Il n’est pas un simple usager de cette liberté. Un simple consommateur.
Ni un seigneur et maître qui en jouirait.
L’artiste a la responsabilité de ne pas faire n’importe quoi de cette liberté.
À commencer par la responsabilité de ne pas se servir de la liberté artistique pour se servir d’abord soi-même.
Plutôt que son art.
Servir ses petites ambitions à soi, voire sa petite – ou grande – perversité à soi.
C’est pourquoi il doit se tenir prêt à répondre de la liberté qu’il a prise.
Parce que c’est la moindre des choses.
Une grande liberté ne va pas de pair avec une petite responsabilité.
Donc l’artiste se mouille.
S’il le faut.
Il ne se contente pas de se retirer, hautain, offensé, dans son boudoir, en clamant que lui-même-elle-même est un grand artiste.
Sous-entendu: au-dessus.
De quoi au fait?
Et au nom de quoi?
Du droit divin, comme à l’époque du droit divin?
Au-dessus de rien du tout, en réalité.
Et si un artiste va jusqu’à frelater son art, le farder, l’utiliser pour servir autre chose que la liberté d’explorer de cet art, et les exigences qui lui sont liées, alors il en répond.
Car l’artiste est une grande fille, un grand garçon.
Présumé capable de créer en toute liberté, par conséquent aussi de répondre sur la forme comme sur le fond.
S’il s’est contenté de plagier, de copier, d’imiter, de singer, de faire preuve de mauvais goût, de bon goût, d’insulter ou au contraire de caresser dans le sens du poil, eh bien, il en répond aussi.
Et s’il s’est servi de son art pour commettre ses crimes, les favoriser, ou les dissimuler, ou se mettre hors de portée de ses responsabilités, il en répond également.

petit d)

Le lecteur, la lectrice, spectateur, visionneur, visiteur, admirateur se trouve être aussi un grand garçon, une grande fille.
Liberté lui est donc laissée de décider ce qu’il veut faire de l’œuvre d’art.
Aussi bien de celle qui explore et repousse des limites, quitte à déranger, quitte à offenser,
que celle dont l’artiste s’est servi en tant que cache-misère.
En tant que cache,
de sa propre misère personnelle, de ses perversions, obsessions.
Voire de ses crimes.
Car dans un État démocratique, personne n’a jamais été forcé de lire un livre, de voir un film, d’admirer une sculpture, d’assister à un concert, d’applaudir à deux mains et, par ce biais, de conforter et cautionner ceux et celles qui ne devraient pas forcément l’être. Ni même leurs œuvres.
À la responsabilité de l’artiste, assumée par lui, répond celle de son public.
Et celle des intermédiaires qui promeuvent, soutiennent, distinguent artistes et œuvres.
Et qui, souvent, encaissent.

petit e)

Lorsqu’un artiste tombe, comme il en tombe tellement ces temps-ci, qui a abusé de personnes réelles, abusé de sa position, de son pouvoir, abusé de la liberté consentie par son art, non pour repousser les limites exploratoires de cet art, mais bien celles de sa petite personne et de son grand ego, eh bien plutôt que de crier et de hurler et de huer et d’en appeler à l’annulation pure et simple de l’individu concerné et de sa production, il se pourrait qu’à ce stade, le mot compassion soit de quelque utilité.
Compassion envers un être humain qui tombe.
Comme un sentiment minimal que nous pourrions manifester, qui que nous soyons et faisons, envers notre semblable.
Sans que cela ne signifie le moins du monde excuses, absolution, décharge.
Au contraire.
La compassion envers le déchu n’empêche pas d’exiger que,
ENFIN,
justice soit rendue à ses victimes,
quand c’est encore possible.
Que dans tous les cas, celles-ci soient écoutées.
Avec attention.
Plutôt que traitées d’emblée de névrosées, de harcelées professionnelles, de cas psychiatriques.
Qu’enfin l’on cesse de considérer que cette attention est une CONCESSION,
comme un esclavagiste concèderait, momentanément, un peu de liberté à ses assujettis, un colonisateur à ses tribus.
Dans un système juridique ou chaque personne jouit des mêmes droits et des mêmes devoirs, il n’y a pas de régime de concession, ainsi que tant d’hommes persistent à le penser. À le considérer. À le vivre.
À le souhaiter.
Il y a au contraire une urgence.
Celle de la prise de conscience.
En commençant par l’humble reconnaissance, par les hommes eux-mêmes, des mœurs véritables qui règnent entre eux.
Car les mâles n’arrêtent pas – eux aussi – de devoir s’écraser face à ceux qui sont plus forts qu’eux.
Qui ont plus de POUVOIR.
Le mot détonateur.
Oui, les mâles s’écrasent.
Ils connaissent bien cette chanson qu’ils feignent d’ignorer lorsqu’il s’agit – notamment – des femmes et des turpitudes par lesquelles elles passent.
Au travail comme dans la vie de tous les jours.
La plupart des mâles s’écrasent devant ceux qui ont le pouvoir de financer leurs projets, de faire avancer leur carrière.
De les nommer ou de ne pas les nommer.
De les distinguer en tant que grands artistes, de distinguer leurs œuvres sublimes, ou de ne rien en faire.
L’écrasement est le régime le plus courant dans le monde masculin; le langage le plus connu, le plus pratiqué.
Sauf que dans leur cas, le «paquet obligatoire» ne passe en général pas par l’abus sexuel.
En plus.
En plus de tout le reste.
Par le harcèlement, les mains sur les fesses, le viol, l’appropriation du corps, les moqueries, les blagues et comportements sexistes.
La dévalorisation. Qui va jusqu’à l’énorme différence de traitement sur le plan de l’argent.
Tandis que ce «paquet» est «inclus» partout dans le monde, et dans tous les domaines, pour nombre de femmes.
En pratique.
Dans la pratique des hommes qui décident, nomment, choisissent, sélectionnent.
Pour la raison que les femmes sont porteuses du sexe féminin.
En voilà une bonne raison!
Pour cette seule raison.
Du sexe féminin qui est seul à détenir l’incommensurable POUVOIR de peupler la terre.
Si bien que les honnêtes hommes, qui n’arrêtent pas de s’écraser eux-mêmes, ont beau jeu de persister,
à faire semblant,
de ne pas comprendre pourquoi diable les femmes se laissent faire.
Oui. Vraiment. Pourquoi.

La compassion envers le déchu requiert par conséquent que les abuseurs, et l’ensemble de leurs complices, y compris ceux et celles qui se taisent, approuvent, rient, détournent les yeux, nient, ou encore expédient vers le haut des promotions et des récompenses ceux qui ne devraient en aucun cas l’être, prennent conscience de la gravité des faits.
Et de leur responsabilité pleine et entière en la matière.
Au troisième millénaire, il serait temps.
Leur responsabilité.
Plutôt que de gémir. De prétendre qu’on ne peut plus rien dire, rien faire. De convoquer l’imagerie des pires régimes politiques pour dénoncer les MANŒUVRES des groupuscules féministes.
Sans omettre,
en 2021 encore,
d’agiter le spectre des sorcières

Compassion aussi envers les proches de l’individu qui tombe, parce que souvent, ce sont eux qui paient pour lui – qui reste à l’abri du déni – le prix fort de ses actes à lui.
Et compassion envers nous-même, si nous y tenons, doublée de la reconnaissance de notre complicité éventuelle, de nos lâchetés, notre silence, notre cécité.
À quoi pourrait s’ajouter une exigence de cohérence envers tout le monde.
Qui passerait par la capacité à dire haut et fort les choses telles qu’elles sont. Et les êtres aussi.
Tels qu’ils sont.
Ce qui nous conduirait à arrêter de tourner en rond.
À arrêter ce cirque.
La pitoyable contorsion visant à séparer l’auteur de son œuvre.
L’effroyable saut dans le vide pour les annuler l’un et l’autre.
Tristes numéros, voués à rien d’autre qu’à continuer de nous casser les dents comme les os.

© catherine lovey, le 5 mars 2021

Bibliograhie

Outre les nombreux articles d’actualité, faciles à trouver, concernant les «inévitables» (pour ne rester que dans le monde francophone) Roman Polanski, Gérard Depardieu, Luc Besson etc., auxquels se sont récemment ajoutés d’autres noms, tels ceux de Claude Lévêque, Gabriel Matzneff, Christophe Ruggia, Richard Berry, Olivier Duhamel, Gérard Louvin etc.,
voici quelques livres lus récemment, ou relus, qui ont nourri mes réflexions:

• Céline Louis-Ferdinand, Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937

• Froideveaux-Metterie Camille, Le Corps des femmes, la bataille de l’intime, Philosophie Magazine Éditeur, 2018,

• Lynch Michael, Éloge de la raison, pourquoi la rationalité est importante pour la démocratie, Agone, 2018.

• Robert Marthe, La tyrannie de l’imprimé, Grasset, 1984

• Sapiro Gisèle, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? Seuil, 2020

• Springora Vanessa, Le consentement, Grasset, 2020

• Talon-Hugon Carole, L’art sous contrôle, PUF 2019