Svetlana Alexievitch aux prises avec la bassesse ordinaire

L'écrivain biélorusse [1947] qui a reçu le Prix Nobel de littérature 2015, en a vu de toutes les couleurs dans sa vie.

Passons sur les remarques et les questions qui ont aussitôt jailli après l’annonce du prix. Du genre oh là là, mais les textes de cette femme ne sont pas de la littérature, juste du journalisme ! Ou encore, n'a-t-elle pas trafiqué tous ces témoignages ?, car des gens se sont plaints d'avoir été trahis, savez-vous, et cætera.

J'ai souvent pensé, en lisant Alexievitch, à la solitude sans borne qu'elle a dû éprouver durant les dizaines d'années où, comme une sorte d'insensée, elle s'en est allée recueillir les récits des gens ordinaires à travers l'immense espace soviétique, puis ex-soviétique. Personne ne lui a demandé de faire une chose pareille, bien au contraire. C’est que les héros sont si glorieux, et le récit des événements – tels que l’histoire officielle a pris soin de les arranger – si bien ripoliné.

Or, ce que ces innombrables témoins ont raconté à cette femme qui est venue jusqu’à eux, s’est assise à leur table, a bu des thés interminables en leur compagnie, les a écoutés, c’est encore autre chose que ce qui figure dans les livres d’histoire. Ils lui ont parlé de la vie, de leur vie même, au milieu de tant de tragédies, de leurs jours et de leurs nuits,  tels qu’ils se sont trivialement déroulés, à des années lumières des scènes édifiantes rabâchées dans les écoles soviétiques, et remises au goût du jour dans la Russie actuelle.

On pourrait dire que la matière des livres d’Alexievitch est à l’image de l’effet produit par les ondes gravitationnelles. Celles-là mêmes qui avaient été envisagées par Albert Einstein, et dont l’existence vient d’être confirmée seulement en ce mois de février 2016. L’univers bruisse, figurez-vous, il vibre et tressaute, sensible aux innombrables mouvements des objets célestes, explosions d’étoiles, collisions de galaxies ; l’univers n’est pas du tout figé, comme on a voulu le croire, il est au contraire une sorte de filet élastique en proie à des déformations incessantes.

Et c’est dans ce sens que les voix chuchotantes, très difficiles à capter, que l’écrivain biélorusse a fait sortir des cuisines – où elles s’étaient terrées pour n’en jamais s’échapper – s’entrechoquent, produisant d’incroyables ondes, porteuses d’autres vérités, et dont la plupart d’entre nous préférerait à dire vrai se passer, tant nous rassurent les versions officielles, posées une fois pour toutes en toile de fond de nos existences.

Oui, Svetlana Alexievitch a dû se sentir seule, et quasi au bord de la folie, devant ces dizaines de milliers d'heures de témoignages, enregistrés sur des cassettes. Et combien elle a-t-elle dû se sentir dépassée par sa tâche. Car comment venir à bout de tous ces mots, ces confidences, comment ordonner une matière si brute, si diverse ? Et surtout, comment en tirer une substance qui prenne une forme et un rythme littéraires, seuls capables de se déployer comme autant de reflets de ce que furent vraiment ces guerres, ces réacteurs nucléaires en feu, ces utopies effondrées ? Et enfin, à quoi bon un tel travail, alors que tout le monde s’en fiche, accaparé par les temps nouveaux et les soucis du quotidien ?

Mais Alexievitch a trouvé une voie pour ses multiples voix.

Et rien ne lui aura été épargné. Pas même les bassesses ordinaires, pas même la pire d’entre elles, conspuée qu’elle fut par certains des témoins mêmes qu’elle avait longuement écoutés –avec empathie, sans jamais les juger – et dont elle avait mis en forme les récits, afin qu’ils soient transportés par ses textes, et ne restent plus prisonniers des cuisines, écrasés, niés par les versions officielles.

À la fin du texte Les cercueils de zinc sont fournis divers documents très intéressants à propos du procès qui fut intenté à l’auteur dès 1992. Un groupe de mères de soldats qui avaient combattu, et souvent étaient morts, en Afghanistan, était à l’origine de la plainte. S’y sont joints d’autres plaignants, dont en tout cas un ancien soldat qui avait aussi apporté son témoignage lorsque l’écrivain travaillait à son texte. 

[extraits]

Voici ce que déclare une mère devant le tribunal, parlant du livre d’Alexievitch : « Ce livre est publié à l’étranger. En Allemagne. En France. De quel droit Alexievitch fait-elle commerce de nos fils disparus ? Engrange célébrité et dollars ? Qu’est-ce qu’elle est ? C’est moi qui ai raconté les choses, qui les ai vécues, elle n’est pour rien là-dedans. Elle s’est contentée de noter nos histoires ; nous, c’était notre malheur, c’étaient nos larmes. » Puis, plus loin : « Elle n’a pas donné mon nom exact : Je m’appelle Inna, dans son livre je suis Nina. Mon fils était lieutenant-chef, elle écrit sous-lieutenant. Il s’agit d’un récit documentaire, je lui ai confié un journal, elle devait le publier, c’est tout. Pour moi, un ouvrage documentaire, ce sont des lettres, des journaux. Elle doit reconnaître que c’est de l’invention, des calomnies. C’est mal écrit, dans un style banal, primaire. Qui écrit des livres comme ça ? Nous avons perdu nos enfants, elle a gagné la célébrité. Si elle avait un fils, et qu’elle l’ait vu partir pour cette guerre… »

Devant ce même tribunal, l’auteur a interpellé ces mères : « Voici quelques années, quatre plus précisément, nous pensions pareillement : moi, plusieurs mères présentes dans la salle, les soldats de retour d’Afghanistan. Dans Les cercueils de zinc, les récits des mères comptent parmi les pages les plus tristes. C’est comme une prière pour leurs enfants morts.

Pourquoi aujourd’hui sommes-nous face à face dans la salle ? Que s’est-il passé depuis lors ?

Depuis, on a vu disparaître de l’histoire, de la carte du monde le pays – l’empire communiste – qui les avait envoyés au loin mourir et faire mourir. Il n’existe plus. Cette guerre a d’abord été timidement qualifiée d’erreur politique puis de crime. Tous veulent oublier l’Afghanistan. Oublier ces mères, oublier les mutilés. L’oubli est aussi une forme de mensonge .» […]

Puis plus loin, interpellant toujours les mères de soldats, Alexievitch demande : « Alors contre qui devriez-vous défendre vos fils ? Contre la vérité ? » […]

Plus loin encore : « Voici cinq ans, quand le Parti communiste, quand le KGB régnaient encore, pour éviter des représailles aux protagonistes, j’ai parfois changé les noms. Je les protégeais contre le régime en place. Aujourd’hui, je dois me défendre contre ceux que j’ai défendus. » […]

L’écrivain biélorusse en a en effet vu de toutes les couleurs…