Et d’une certaine actualité politique …
Il y a vingt-sept ans et deux mois, presque d’un jour à l’autre, l’empire du Mal ne l’était plus, tel un chat pouilleux qui aurait enfin pris le temps de se lécher un bon coup. Le Mur de Berlin venait de tomber d’une façon que personne n’avait imaginée, à savoir simplement, et le monde nous regardait avec une nouvelle tête. L’Europe s’était incroyablement agrandie, et pas seulement elle, mais la planète, car les lignes de fracture de ce Mur-là avaient trouvé à se faufiler un peu partout. Les peuples de l’Est n’étaient soudain plus rouges, ni même infréquentables. Ils redevenaient des «frères». De petits frères, à dire vrai, et cet adjectif ne tarderait pas à peser. Dans l’immédiat, des lampions inattendus s’étant mis à briller dans la nuit, on pouvait toujours lancer la musique, et tenter d’ouvrir un bal.
Vingt-sept ans et deux mois plus tard, un autre morceau du monde vient de se fracasser, qui n’a rien d’un mur en béton armé. C’est l’Amérique et, avec elle, l’idée qu’en dépit des perversions de sa démocratie, ses institutions tiendraient bon, quoi qu’il arrive. Nous n’avons pas à attendre, comme nous le conseille désormais urbi et orbi l’immense cohorte des «normalisateurs» qui se chargent volontiers de faire passer l’inadmissible pour du tolérable, de voir ce que va faire Donald J. T. et son gouvernement de milliardaires endogames pour jauger du caractère supposément inoxydable des institutions démocratiques américaines. Car celles-ci sont déjà à terre. Elles se sont disloquées sous nos yeux, coup après coup durant la campagne, avant de s’effondrer avec l’arrivée de cet individu à la présidence. Contrairement à ce qui s’est passé pour le Mur de Berlin, les coups de massue qui ont été donnés aux États-Unis étaient si grossiers que nous sommes nombreux à n’avoir pas pu les regarder, ni même les prendre au sérieux, ainsi que cela arrive face aux plus stupides scénarios hollywoodiens. Qui pourrait donc s’intéresser à un tel concentré de bêtises, de violences, d’invraisemblances grotesques et de vulgarité?
Pas mal de gens, telle a toujours été la réponse.
Sauf que nous ne sommes plus dans une salle de cinéma.
Après s’être agrandi si brusquement, le monde s’est donc rétréci tout aussi soudainement. Mais là n’est plus la question. Car ce qui s’est passé, c’est une sortie de l’axe, un cas de figure que les modes d’emploi se gardent de prévoir.
L’image qui me vient à l’esprit n’a pourtant rien de cataclysmique. Elle est d’ordre agricole, sans rien de bucolique. C’est celle de la souille, cet endroit boueux, plein de déjections, dans lequel aiment à se précipiter cochons et sangliers, afin de s’y vautrer et grogner de plaisir.
Les portes de la souille viennent de s’ouvrir en grand. Combien sont-ils à s’en réjouir? Une majorité? Suffisamment, en tout cas, pour que nous soyons aspirés vers ce bouge durant de nombreuses années.
Il est de bon ton, aujourd’hui, de dire qu’il nous faudrait comprendre les citoyens qui ont fait, la conscience tranquille, le choix de l’ignominie. Il nous faudrait les comprendre, tant ils ont souffert, oubliés par le système, piétinés par lui. Et dans le même mouvement, il nous faudrait condamner ces «élites», par conséquent nous-mêmes, qui n’avons rien vu venir, parce que nous pensons et réfléchissons et – oh inadmissible erreur – nous nuançons, et pas seulement, mais parce que nos pensées, réflexions et nuances auraient été menées à l’extérieur des souffrances du commun, isolées, protégées, autrement dit dans le vide!
De qui se moque-t-on?
Et depuis quand ceux qui souffrent véritablement en appellent-ils, pour réclamer justice, à un homme qui incarne à lui seul l’entier des perversions qui ont contribué à faire de leur vie un enfer?
Et depuis quand encore appelle-t-on, en plein incendie, un pyromane au secours? Non pas un manipulateur qui aurait pris soin de se faire passer pour un intrépide pompier, mais bel et bien un irresponsable qui n’a pas arrêté d’ouvrir des bidons d’essence et d’asperger, au vu et au su de tout le monde.
Lorsqu’un déséquilibré aussi effroyable est appelé en conscience au sommet d’un État de droit, ce n’est certainement pas le retour à la justice et à l’équité qui est souhaité par ceux qui l’y ont porté, mais bel et bien un feu dévastateur. Refuser de voir cela, c’est oublier deux ou trois petites choses nous concernant, nous autres les aimables humains.
La lecture des textes littéraires aurait dû nous y familiariser depuis longtemps, si seulement nous n’avions pas arrêté de les lire pour ne privilégier que les produits qui nous arrosent de frissons en vrac, sans jamais atteindre notre cœur, ni notre conscience.
En littérature, les personnages n’ont en effet nul besoin d’avoir été broyés par un système pour réclamer justice au fond d’eux-mêmes, et à n’importe quel prix. En réalité, et quelle que soit l’époque, les êtres de fiction peuvent tout à fait être bien portants, physiquement et économiquement, pas plus menacés que d’autres, et se mettre à souhaiter le carnage. C’est même le cas de figure le plus répandu.
Comment est-ce possible?
La réponse tient en quelques coups d’œil.
Quelques coups en direction du voisin. Il suffit que celui-ci ait un petit peu plus que notre personnage romanesque, ou ait l’air d’avoir un peu plus d’ampoules à son plafond, de nœuds à sa cravate, de cylindrées à sa voiture, de thuyas dans sa haie, bref de chance et de perspectives, et en voilà assez.
L’avantage, avec un personnage littéraire, c’est qu’il n’a pas besoin, pour devenir rouge vif à l’intérieur de lui, de lorgner vers ceux qui disposent vraiment de beaucoup. Au contraire, ces derniers sont volontiers laissés en paix. Ce qui devient à la longue insupportable pour l’individu fictif, à dire vrai injuste, intolérable, inadmissible et carrément invivable, c’est le voisin qui a réussi à avoir un tout petit peu plus, ou qui risque de l’avoir, car c’est toujours par rapport à elle-même qu’une créature de papier pèse et mesure millimétriquement les choses. Une question ne tardera pas à surgir, qu’aucun personnage de roman digne de ce rôle n’évitera de se poser: si lui, mon voisin, cet abruti sans mérite, est parvenu à obtenir ce petit peu en plus, pourquoi pas moi?
Hein?
Pourquoi pas?
Moi?
L’ennui, avec ce genre de rancœurs terre-à-terre, c’est qu’il est impossible de les exprimer haut et fort dans la vraie vie – par conséquent ailleurs que dans les bons romans – sous peine de passer pour un mickey, autrement dit d’avoir l’air complètement ridicule. Essayez de vous mettre à sangloter devant témoin parce que votre voisin a une barbe plus fournie que la vôtre, ou deux portes à son garage, alors que vous n’en avez qu’une.
De si petites misères, comparées à celles qui sont grandes!
De si méprisables envies!
De si insignifiantes injustices!
De si pitoyables frustrations!
En temps ordinaires, c’est-à-dire hors des textes littéraires, le système – et ajoutons tout de suite l’adjectif qui compte, à savoir démocratique – est en effet assez fort, assez équilibré, pour nous convaincre de nous comporter dans l’ensemble comme des citoyens responsables, qui prennent sur eux, vont de l’avant, bossent, respectent les lois et l’étiquette de la vie en société. Tout ceci n’empêche guère les frustrations de s’accumuler au fond des gorges, jusqu’à ce qu’elles forment des nœuds d’étranglement d’autant plus terribles à supporter que dure le temps où elles doivent être tues. Ceci jusqu’au jour inévitable – tant attendu, diront certains – où il sera possible de tout expulser sous forme de crachats, toutes ces envies ridicules, ces plaintes stupides, ces lamentations, ces haines minuscules et néanmoins recuites. Oui, il sera possible de tout éructer, et de tout passer par-dessus bord, car se présentera enfin un individu qui en redemandera. Un individu plus vulgaire que nous-mêmes. Plus petit. Plus égocentrique. Plus envieux. Plus stupide. Plus jaloux. Plus irresponsable. Plus morveux. Et d’une mauvaise foi encore plus grande que la nôtre, si c’était possible.
Les ressorts psychologiques qui sont en train de tirer nos démocraties vers le fond – et nous tous avec elles – sont si inavouables qu’ils ont vite trouvé, comme à chaque fois que cela s’est produit dans l’histoire, un vocabulaire de camouflage. Dans la souille où tant de monde se vautre déjà, et où sont si peu nombreuses les victimes réelles, ça mouline à fond du point de vue de la construction des concepts d’auto justification: système, élites, castes, intellectuels, blabla, bisounours, mainstream, mirage internationaliste, journalistes vendus, ré-information et patati. Bref, le mensonge est partout, la vérité nulle part, et d’ailleurs, on peut parfaitement se passer de cette dernière. D’où la post-vérité, cet invraisemblable déguisement, pour laisser entendre que des temps nouveaux seraient arrivés.
Oh yé!
Des temps si nouveaux que plus rien ne peut – n’est-ce pas? – s’appréhender, s’analyser, se penser, se nuancer et être vérifié. Et surtout pas par ceux qui prétendent avoir les qualifications professionnelles pour le faire! Alors autant écouter ce qu’on préfère entendre, regarder ce qu’on veut bien voir, penser comme ça nous arrange, et agir comme bon nous semble.
À quelques variations près, pourtant, ce ramassis de concepts visant à ériger l’insulte, l’humiliation et la terreur en instruments honorables de conduite gouvernementale, n’a rien de neuf. Il a déjà beaucoup servi, et jamais pour le meilleur. Voici cinq ans, ceux qui s'en gargarisaient étaient encore considérés pour ce qu’ils sont: des cinglés paranoïaques qui pouvaient toujours s’ébattre, si ça devait les soulager un peu, dans les sombres recoins du net et de ses «publications» délirantes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces murènes des eaux profondes sont remontées à la surface avec une rapidité digne de la plume d’un romancier un peu trop pressé.
Heureusement, dans les textes littéraires, les ressorts psychologiques inavouables n’ont pas besoin d’être dissimulés. Les personnages tiennent eux-mêmes, en toute liberté, à s’y montrer tels qu’ils sont. Rien ne les arrête. Au point qu’il arrive à certains de tuer sans raison. Comme ça, un beau jour, à la plage, pan sur un Arabe! Ou dans une cage d’escalier, avec une hache, et tant pis si, dans le feu de l’action, il faut assassiner deux femmes à la place d’une seule. Dans les histoires inventées, l’envie, la lâcheté, l’égocentrisme, la perversité et autres attributs humains purement fictifs se présentent aussi bruts et crus que l’exigent leurs définitions.
On y croise par exemple deux sœurs, gaies et sensibles, qui se fichent éperdument du sort de leur vieux père, un homme malade qui leur a pourtant tout donné. Ou encore un homme mûr, écrivain à succès, qui ne fait pas le moindre geste envers la jeune fille qu’il n’a pas pu s’empêcher de séduire. À dire vrai d’engrosser. Il l’oublie même, dans ce récit d’imagination, comme si jamais de sa vie il ne l’avait rencontrée. On peut aussi faire la connaissance d’un courageux docteur en train de lutter contre le mensonge, afin qu’une pollution d’eau thermale ne soit pas cachée à la collectivité. Tout le monde finira par lui tomber dessus, et d’abord ceux au nom desquels il se sera le plus battu. Notons que ces événements terribles se déroulent sous nos yeux, sans que nous autres, pauvres lecteurs, n’y puissions mais. Ici ou là encore, une grand-mère qui pourrait être bonne se révèle méchante. Elle maltraite les jumeaux qui lui ont été confiés, et qui sont en réalité ses propres petits-enfants, au point que ces derniers n’ont d’autre choix que de se couper de toutes les émotions humaines, se transformant ainsi en monstres à culotte courte.
Inutile de dire que tant d’exagérations rendent ce genre de récits à peine supportables.
Et les textes littéraires, en général, très invraisemblables.
Ne dit-on pas d’ailleurs, et fort à propos: allons, allons, ce n’est qu’un roman!
Les écrivains devraient sortir plus souvent de chez eux. Et aller voir comment ça se passe dans la vraie vie, par exemple dans les urnes d’une grande démocratie où des citoyens font un choix pour des raisons parfaitement valables, parfaitement compréhensibles et parfaitement explicables. Ainsi ces plumitifs seraient-ils en mesure, dans leurs textes inventés, de créer des personnages qui nous ressembleraient comme des frères, plutôt que ces immondes figures dans lesquelles nous peinons tant à nous reconnaître. Dans le mouvement, ils seraient enfin obligés d’arrêter de nous mentir, en prétendant que ce qui se passe dans leurs livres reste bien en-deçà de ce qu’ils observent tous les jours dans nos vies.
© catherine lovey, le 19 janvier 2017