L’écrivain autrichien [Klagenfurt 1880-Genève 1942], auteur notamment de L'Homme sans qualités, aura connu des soucis d'argent qui n'ont cessé de s'alourdir, durant la majeure partie de sa vie.
De plus en plus requis par le travail d'écriture, Musil comptait sur des mécènes pour pouvoir le poursuivre.
Il est fort à parier qu'avec son épouse Martha, qui le secondait à plein temps dans son travail, ils n'auraient jamais survécu durant leur exil. À dire vrai, ils semblent avoir vécu de justesse, tant l'arrivée des mandats d'argent s'est faite aléatoire durant la seconde guerre mondiale.
Les problèmes de santé sont allés de pair, jusqu'à l'attaque cérébrale qui emporta brutalement Musil, un jour d'avril 1942 à Genève. Un médecin qui habitait dans le voisinage fut appelé, mais ce docteur Starobinski – père de Jean Starobinski – ne put rien faire. L'écrivain mourut oublié de tous. Sa disparition ne fut mentionnée dans aucun journal.
Frédéric Joly a consacré une récente et passionnante biographie – bien écrite qui plus est – à cet auteur hors du commun. Le fil conducteur de cette vie aura été l'exigence. Plus particulièrement l'exigence liée au travail d'écriture. On pourrait dire que, sans surprise, plus l'énergie consacrée aux textes était grande, plus l'argent manquait.
On dirait presque une loi fondamentale de l'économie.
[extrait p. 371-372]
Jamais l'écrivain n'a la moindre pièce de monnaie dans ses poches. Jamais il ne se charge de payer la moindre facture. L'argent, cette institution à ses yeux parasitaires, néfaste – pour le travail, pour la concentration, pour l'esprit – n'est synonyme, dans la vie quotidienne, que d'ennui et d'angoisse. Dire cela, ce n'est pas dire qu'il fait preuve d'inconscience ou d'irresponsabilité en la matière. Il n'y a pas de déni de sa part, de refus de regarder les choses en face, on l'a vu. Les Musil, hors les séjours d'été, ont toujours vécu simplement lorsqu'un peu d'argent était là, et plus que simplement lorsqu'il venait à manquer.
Le souci constant d'entretenir des relations de qualité avec certains organes de presse, ces nombreuses collaborations journalistiques montrent aussi que l'écrivain s'astreint à des tâches alimentaires dès que nécessaire. Mais, s'il n'y a ni déni ni passivité de sa part en la matière, il n'est pas question pour lui de laisser le travail d'écriture être contaminé par ce type de préoccupations. C'est que les heures passées à le préparer, à le méditer, à le mener à bien, nécessitent une disposition d'esprit très particulière qu'un rien vient balayer.
Dire que l'argent est envisagé par lui, dans la vie quotidienne, comme une source de parasitage, ce n'est pas dire non plus que le phénomène monétaire ne le requiert pas en tant qu'écrivain, bien au contraire. On va le voir, Musil porte une attention extrême au mécanisme fiduciaire, au crédit, à son rapport direct à la foi, et à l'effet de distanciation qu'il induit sur le style de vie.